Vilaines petites bêtes
Je ne sais si le bizarre est poétique — je suis sûr que le vague, le sous-entendu, le confus ne le sont pas —, mais le Miroir du Trichoptère que vient de publier Hubert Duprat est un livre très curieux, dans tous les sens : insolite, fouineur, collectionneur, plaisant, et digne d’intérêt. Les trichoptères sont un ordre d’insectes : environ 900 espèces. À la différences des lépidoptères (papillons, mites), leurs larves se développent dans l’eau. Celles-ci sont connues des pêcheurs qui les utilisent comme appâts, voire font à leur image des leurres nommés « sedges ». Dotées d’une tête et d’un métathorax scléreux, mais d’un long abdomen mou et annelé, les larves avec leur salive se fabriquent pour se protéger un étui ou fourreau avec les matériaux qu’elles trouvent dans le lit des rivières : débris végétaux, grains minéraux, menus coquillages.
Duprat le reconnaît d’emblée : « le sujet en lui-même est très mince et très peu souvent abordé. » Certes, les trichoptères, anciennement nommés phryganes, n’ont qu’un bref article dans Wikipédia (comparé aux lépidoptères) et même pas d’entrée dans Le Robert. Mais le livre de Duprat n’est pas mince : 628 pages grand format et pas loin de 3 kg. Vu la quantité et la diversité des textes (de la science à la fiction et même la poésie) et des images reproduits, on se dit que le sujet a intéressé beaucoup de monde. À commencer par les Britanniques, qui lui ont consacré des contes de fées à côté d’études scientifiques, suivis par les Français et les Allemands, Italiens, Polonais, Japonais, j’en passe. La bibliothèque réunie par Duprat n’est sûrement pas exhaustive : manquent les Chinois, les Indiens, les Africains, les Andorrans !
Le Miroir ne livre pas un état actuel de la science sur les trichoptère, il en dresse la longue histoire qui, comme en d’autres domaines, présente l’intérêt de révéler les bizarreries de la science, ou des savants, confrontée aux merveilles ou pas de la nature. Je m’en tiens à quelques exemples en rapport avec ce qu’on peut appeler, au sens large, la littérature.
Les trichoptères sont apparus il y a quelque 300 millions d’années. Donc, Aristote les connaissait : Histoire des animaux (Περὶ τὰ ζῷα ἱστορίαι), V, 32. Il savait tout, Aristote, ou plus probable, il avait une nombreuse équipe d’étudiants auxquels il avait appris à penser. On rêve trop sur Platon et oublie la méthode aristotélicienne. Bien sûr, Pline a résumé Aristote dans son Histoire naturelle, XI, 35, et XX, 11. Au xvie siècle, l’Anglais Edward Wotton semble le premier à retraduire du latin le paragraphe d’Aristote. Le Français Pierre Belon recopie Wotton, puis l’Italien Girolamo Cardano, puis le Suisse Conrad Gesner, etc. Parmi les passages plagiés, cette curiosité : « Le philosophe Chrysippe rapporte que le phryganion porté en amulette est un remède pour la fièvre quarte. Quant à ce que cet animal pourrait être, il ne le décrit pas. » Remplacez le phryganion par quelque médecine et l’animal méconnu par un virus, vous identifierez des Chrysippe modernes. Le nouveau est rare, même en art, c’est pourquoi il est naturel que les philosophes et naturalistes se plagient.
Les littérateurs aussi se copient. En 1896, H. G. Wells, pas encore célèbre, s’en prend à ses confrères : « L’écrivain commun fera tout son possible pour habiller ses pensées d’hétérogénéité. Il estime que tous les débris qu’il dérobe et introduit sont des améliorations — une phrygane littéraire. » La métaphore a fait florès : reprise, adaptée, détournée, rarement en compliment, jusqu’à Katy Price qui, en 2012, dénonce l’emploi d’expressions à la mode par « le journaliste, le romancier populaire ou le bavard de cocktail […] aux habitudes langagières de larve de phrygane. » Pour l’instant, cette frénésie critique anti-phryganes ne semble pas avoir franchi les frontières du domaine anglo-saxon.
La science aussi est perméable à l’air du temps, au Zeitgeist des croyances et idéologies. À la Belle Époque, Jean-Henri Fabre consacre un chapitre de ses Souvenirs entomologiques (réédités en collection Bouquins) à « la phrygane ». Sa description des larves fabriquant leurs étuis est hyper-détaillée, mais aussi très littéraire, avec une pléthore d’adjectifs admiratifs ou dépréciatifs d’un goût très conventionnel : « Avec ces étuis, odieux fagots, s’en trouvent d’autres tout aussi fréquents, d’exquise élégance et composés en entier de menus coquillages. » On croirait entendre un bourgeois méprisant la pierreuse et louant la courtisane. Dans son Mémoire pour servir à l’histoire des insectes (1737), Réaumur, excellent naturaliste et l’inventeur du thermomètre à alcool, supporte mal la température ambiante favorable au style rocaille : « Ce dont nos teignes paraissent s’embarrasser le moins, c’est la grâce que peut avoir la forme extérieure de cet habit. Celle que plusieurs lui donnent est tout à fait baroque ; les dehors du fourreau sont souvent hérissés, pleins d’inégalités. » Précisément, Hubert Duprat s’intéresse à l’art baroque qui ose être hirsute, mal fagoté, proposant des combinaisons curieuses sinon improbables.
Dans sa jeunesse en Ariège, il a fréquenté les pêcheurs et les orpailleurs des ruisseaux pyrénéens. Il s’est fait connaître comme artiste pour avoir fait travailler des trichoptères dans des aquariums alimentés d’eau courante oxygénée, leur fournissant des paillettes d’or et de menues pierres semi-précieuses (opales, lapis-lazulis, etc.) pour construire leurs étuis. De vilaines larves d’insectes, sans rien faire lui-même que leur assurer de bonnes conditions, il a fait des artistes au goût baroque, de style à proprement parler rocaille. Cette expérience, conduite sans trop savoir, il a fini par en faire une longue aventure, se mettant à rechercher passionnément toutes sortes de livres et documents relatifs au trichoptères, des études savantes aux fictions, parfois aux simples mentions dans un texte — de John Cage à Gide, Genevoix, Ted Hughes, Kipling, Koestler, T. E. Lawrence, Sylvia Plath, Thoreau, Tournier, Yeats, etc. ; là encore une majorité d’anglophones. La collection de Duprat a été exposée à Genève en 2012. Les pièces et documents en sont redéployés dans Miroir du Trichoptère.
Il arrive que le génie propre d’un artiste ou d’un poète comporte une part de folie. À ma connaissance, Aristote l’ignorait, mais pas Montaigne qui a tenu à rencontrer Le Tasse, qu’il admirait, mais que son comportement avait fait enfermer. Il y a une part de monomanie dans l’intérêt de Duprat pour les trichoptères, mais ses recherches ne sont pas folles. Sérieuses quoique curieuses, elles le protègent d’être seulement un artiste, et pire, seulement contemporain. Son œuvre s’inscrit délibérément dans le temps long de l’histoire naturelle, objet de la science, et de l’histoire des arts, qui intéresse tout bon artiste. Duprat a créé des œuvres mettant en jeu la perspective et la camera obscura qui ont marqué la Renaissance, et d’autres associant des matériaux hétéroclites à la manière des baroques. Ce qu’il y a de plus contemporain en lui est sans doute qu’il excède le cadre des arts plastiques. Duprat est aussi un amateur d’entomologie et de géologie, et un bibliothécaire assidu. Il a travaillé pendant vingt ans à son Miroir du Trichoptère.
Jacques Demarcq
Hubert Duprat, Miroir du trichoptère, The Caddisfly’s mirror, édition bilingue, Fage éditions, Lyon, 2020, 628 p, 1000 illustrations, 45 €
NDLR : images des larves de Duprat
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