Les éditions des Presses universitaires de Rouen et du Havre (PURH) publient Logique onirique de Rodger Kamentez, dans une traduction de l’anglais ((États-Unis) de Sabine Huynh.
La poésie, même celle des odes les plus nobles, et, en apparence, des plus sauvages, possédait sa propre logique, aussi implacable que la logique scientifique.
Le révérend James Boyer, instituteur de Coleridge, cité dans Biographia Literaria, I, 4.
DEUX FOIS POUR LA CHANCE
Debout sur mon balcon je rêvasse devant ma glorieuse multitude. Après tout je suis le roi de ma vie. Il arrive qu'une corniche ressemble à un plongeoir surplombant un cimetière et il arrive que tu sautes tellement haut que tu ne redescends jamais vraiment tu continues juste à planer. Puis tu t'estompes comme une vieille affiche d'un concert des Doors criblée d'agrafes et enduite de colle d'amidon de blé. Parfois ton cœur s'ouvre comme un parapluie et les charnières complexes et sûres représentent l'inanimé s'animant devant ton regard sans vie. ‘Je n'en donnerai pas un sou.’ Moi non plus mais ces jours-ci des pépètes d'espoir s'entrechoquent au fond de mes poches. Au supermarché la viande sanglante est au rabais. Jouer selon les règles du jeu ne permet que de remporter plus de règles. Pour certains, les règles sont des dieux noirs d'encre. Mon cœur s'ouvre à nouveau comme un parapluie. Je voulais juste le dire deux fois avant la pluie.
p. 15
REQUIN ÉCHOUÉ
Petit bébé, le ressac te déroute. Ta gueule bée comme un crochet de buanderie, un U majuscule qui s'étire. Un rictus comme un sourire sous cape, si blanc, si blanc. Tes dents dissimulées dans leur piège. Ta mère nagerait jusqu'en Chine que tu ne serais pas plus avancé. Elle sonde un aspect de la mort, un fond délavé par un courant froid. Tu éclabousses la pitié lumineuse des vagues, gamin en train de se faire rouler. Par trois fois des nounous de plage t'ont redressé, ont rincé tes branchies, t'ont repoussé là d'où tu venais. Mais ta nageoire dorsale pointe vers le côté comme le pouce d'un auto-stoppeur ; ton regard morne observe des tertres flottant dans les airs. Le ciel est-il ton hôpital ? Tu dégringoles vers la dune, en direction des monuments de lœss sculptés par les assauts du vent, des grains de temps accumulés. Tu ne possèdes pas grand-chose, n'est-ce pas ? Dans le ciel ton œil ne trouve rien à massacrer. Je veux te tirer de là, mais tu me mordrais la main, n'obéissant qu'à ton algorithme noir. Totalement serein ton œil plat ne pleure pas. Ici nous sommes tous deux des nageurs, tous deux des bébés face à la mort.
p. 19
ET NOUS FERONS COMME LA NEIGE
Peu importe ce qui a été perdu laisse dire
Peu importe le coût laisse dire
Quelle que fût la vérité
Ces jours sont tombés en morceaux
Je n’ai pas l’art de les recoller
Laisse les débris luire
Laisse-les dire
Les yeux que j’ai fermés sur
La langue que j’ai tournée dans
Les mots qui sont sortis brisés
Laisse-les dire
La vérité se fera connaître bien assez tôt
La nuit viendra et nous dormirons
Fais tout ce que tu peux et laisse dire
Comme le fait l’amour
Et quand je prendrai ta main
Prends la mienne
Nous danserons le cercle lentement
La lumière nous traversant
Et tout ce que nous avons vu resplendir un jour
Dans les airs fondra comme neige
Sans un bruit
Se rendant au sol.
p. 51
POUR LE BARBIER DE SÉVILLE
- d’après Bertrand Russell. Les principes mathématiques
Chaque matin à 2 h 30 précises quelqu’un se réveille pour crier le mot magique cri. Quand je dis magique je ne fais pas référence au surnaturel, quand je dis cri je ne veux pas dire pleur. Il est possible de dire précisément ce que tu veux dire c’est pourquoi je dis précisément. Il est impossible de dire précisément ce que je veux dire c’est pourquoi je pleure chaque matin à 2 h 30 précises.
p. 63
Rodger Kamenetz, Logique onirique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh, PURH, 2020, 122 p., 13€
Quatrième de couverture :
« J'ai découvert que la difficulté de consigner avec précision mes rêves au cours des quinze dernières années a entraîné le besoin de trouver un langage poétique qui corresponde aux rencontres vécues dans les rêves (ceci diffère beaucoup d’une narration lisse ou d’une interprétation qui finirait par masquer le rêve). Le défi consiste à sentir l’image avant de laisser les mots remonter d’un lieu assez profond pour répondre. J’ai remarqué que certaines nuits ou certains matins, alors que je glissais hors de l’état de rêve pour noter mon songe, je ressentais une forte inclination à écrire un poème à la place. C’est de cette façon que Yonder (mon premier livre de ce genre) et maintenant Logique onirique sont nés. J’étais toujours absorbé par des images bougeant dans mon esprit, mais à présent elles entraient dans l’espace de la page, ou, pour être plus exact, l’espace du bloc-notes du téléphone portable. Bien qu’éveillé, je continuais à écrire dans le sillage du rêve, et, portée par les sensations que procurait cet état, la langue échappait à toute logique humaine et temporelle et se retrouvait souvent très imagée ». (Rodger Kamenetz)
Rodger Kamenetz a écrit The Jew in the Lotus (en français Le Juif dans le lotus - Des rabbins chez les lamas, Calmann-Lévy, 1997), devenu un classique, ainsi que The History of Last Night's Dream. Logique onirique a été précédé de sept recueils de poèmes, dont The Lowercase Jew et Yonder. Professeur émérite à l'Université d’État de Louisiane, où il a été titulaire de la chaire Sternberg Honors, Rodger Kamenetz vit à la Nouvelle-Orléans, où il enseigne son approche phénoménologique des rêves, « Natural Dreamwork » (« le travail naturel du rêve »).
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