Treize propositions analphabètes pour inciter à la lecture de Pages, de Philippe Jaffeux
(Éditions Plaine page, coll. Calepins, juin 2020, 10 €.)
– i. L’analphabétisme est une posture obsessionnellement affirmée par l’auteur qu’on ne fera ici que suivre à la lettre. Mais comme il existe un non-savoir savant dans les traditions mystiques universelles, il existe, chez Philippe Jaffeux et certains autres artistes, un analphabétisme savant dont Pages et l’un des plus beaux produits contemporains.
– ii. Dans Pages, les musiques universelles, anciennes et modernes, savantes et populaires, orientales ou occidentales, noires ou blanches, laïques ou religieuses, engendrent l’espace harmonique et mélodico-rythmique que lettres, phrases, lignes et textes s’efforcent de recréer, au prix, bien entendu, d’un effort aussi inventif qu’énergique pour suppléer ce qui manque à l’usage ordinaire et/ou artistique de la langue, afin de transposer la musicalité « au niveau d’une image écrite » (p. 5). Ce qui ne va évidemment pas sans risquer un échec par excès ou par défaut, qu’expérimenta, dans la quête d’une théâtralisation poétique de ce qui se joue au lieu de la lettre, l’extraordinaire Journal d’un poème de Roger Giroux (Eric Pesty, Marseille, 2011) : mais ce danger, Ph. Jaffeux, l’a quant à lui transmuté en remarquable réussite.
– iii. Il s’agissait donc de tenter de figurer le musical in actu comme image textualisée : ce à quoi la poésie versifiée de langue française s’est parfois essayée avec quelque succès depuis Guillaume de Machaut, dont le chant finit par son commencement en commençant par sa fin, trouvant dans le cercle ainsi formé le principe de cette figuration ; parmi les modernes, Mallarmé n’a pas tenté moins, dans la partition de son Coup de dé, que de figurer la musique des sphères selon l’« espace à soi pareil, qu’il s’accroisse ou se nie », idéal du poème comme figuration de la forme du vide. Apollinaire, si proche de ses amis peintres en ses Calligrammes, poursuivra la recherche à sa mode, avec La mandoline, l’œillet le bambou ou sa Colombe poignardée et le jet d’eau qui « pleure et prie » littéralement, ou encore Il pleut, où « le regret le dédain pleurent », en diagonale sur la page, « une ancienne musique ».
– iv. L’entreprise passe également par l’influence latente des recherches en ce domaine de certains peintres, comme Kandinsky (avec Schönberg), François Morellet (avec Steve Reich), Jackson Pollock (avec le jazz), ou de certaines œuvres comme (entre-autres) Nocturne de Franz Kupka, Blanc polyphoniquement serti ou La fugue en rouge de Klee, la série Jazz de Matisse, et encore Broadway Boogie-Woogie New York City de Mondrian ; sans préjudice (entre-autres à nouveau) de la connexion Warhol-Velvet Underground dans une fameuse pochette de disque.
– v. Il était donc logique qu’avant de devenir un livre imprimé, les 52 pages de Pages fussent exposées en format ‘affiche’ dans une galerie de peinture toulonnaise, au rythme d’une par semaine, du 26 février 2019 au 26 février 2020. L’intégralité de ces pages se retrouve d’ailleurs affichée, en format ‘vignette’ cette fois, sur la couverture du livre qui témoigne, à l’évidence, de leur qualité plastique. On peut s’en faire une idée en observant la reproduction jointe en haut de cette note, puis en consultant les pages publiées en bonnes feuilles par Poezibao*.
– vi. Ces pages-images, aussitôt qu’on s’en approche pour en déchiffrer le propos, s’avèrent chacune consacrée, selon la 4e de couverture, à tenter « d’articuler la perception immédiate d’une image avec celle d’une musique ». Les titres imprimés en bas à droite de chaque page renvoient soit à un style (Ska, Surf music, Scat, etc.), soit à un genre (Qawwali, Boogie-Woogie, Punk, Reggae, etc.), soit à un musicien (Bach, Little Richard, Charles Mingus, Thelonious Monk, Jimi Hendrix, etc.) ou un groupe de musiciens (The Who, The Cramps, Led Zeppelin, Doors, etc.), soit à un instrument (Cymbalum, Xylophone, Saxophone, Tabla, etc.), soit à une œuvre (4’33’’, Music for the funeral of queen Mary, Le sacre du printemps, Le Boléro de Ravel, etc.) ou un élément d’une œuvre (Air de la reine de la nuit).
– vii. Dans chaque page, le texte se déroule sans alinéas ni ponctuation (sauf trois cas de ponctuation ad hoc : Charlie Parker, Saxophone, Coltrane) ; le rectangle textuel est majoritairement vertical, mais on rencontre une présentation oblique, trapézoïdale, carrée, horizontale (2 occurrences). Vingt-trois pages comportent 28 lignes, le reste s’échelonnant entre 15 et 34 ; singularité : une page présentant une figuration en texture (Duke Ellington) déroule 24 lignes horizontales et 7 verticales. Le rapport lignes/phrases dans chaque texte semble avoir été médité : ainsi, les textes de 28 lignes comportent entre 15 et 22 phrases, leur majorité comptant entre 17 et 19 phrases. Deux pages (la 5 et la 6) échappent à la règle de l’enchaînement au fil (ie sans nécessité que la phrase se termine sur le bord droit de la figure, rectangulaire ou autre, inscrite dans la page) : dans leur cas, on peut parler de phrases « justifiées » se présentant comme des sortes de versets. En général, la forme-texte verticale ou diagonale est cadrée par de larges marges latérales ; en deux occurrences cependant, le rectangle horizontal du texte flirte avec le bord de page, ménageant une large marge inférieure (Le sacre du printemps, Coltrane).
– viii. L’engendrement des phrases s’avère obéir à un modèle syntactico-rythmique relativement simple et robuste, qui assure l’auteur de demeurer à peu près dans le même format structurel tout en conservant des marges de variations. Voici la matrice grammaticale qui me semble à l’œuvre :
groupe nominal (GN) simple ou complexe en position de sujet, suivi d’un groupe verbal au présent de l’indicatif,
lequel commande soit une subordonnée causale ou circonstancielle, soit un GN complément direct, indirect, ou circonstanciel,
lui-même déterminé soit par un GN prépositionnel, soit par un adjectif ou un participe déterminé par un GN prépositionnel, soit par une relative en « qui », soit par une construction passive.
Cette matrice a été étudiée dans Le Boléro, Vertigo et Qawwali, et testée en d’autres pages ; si l’analyse doit certainement en être affinée, elle paraît en tout cas conçue comme opérateur d’écriture et/ou d’improvisation orale.
– ix. En termes rythmiques, il semble que la scansion dominante soit binaire : un mouvement ascendant relativement bref (protase) porte le groupe sujet, le mouvement contraire, plus étalé (apodose), conduit la suite de la phrase – c’est le cas dans quasi toutes les phrases sans subordonnées ; en revanche, une scansion ternaire est fréquemment ressentie dans celles incluant une subordonnée, un tour passif, ou parfois un simple complément circonstanciel. Ici aussi, l’auteur s’est ménagé une efficace palette de variations rythmiques, sur le fond d’un puissant tempo – sa façon de swinguer ? – partout sensible en chaque page, ce qui n’exclut en rien, bien au contraire, ruptures, syncopes, accélérations et décélérations soudaines.
– x. En effet, les lignes et les phrases de Pages sont aussi engendrées par les aléas de l’improvisation – dits « hasart » (l’art du hasard ?) – que l’auteur thématise un peu partout, et dont procèdent sans doute les rafales allitératives et les jeux d’assonances, sensibles dès qu’on lit à haute voix (cf. Duke Ellington, Qawwali). Pour autant, cette dimension aléatoire se trouve combinée/contredite avec/par une désorientation résolue de la lecture : production de dysorthographies délibérées (une par page au moins, sans compter une page entière en écriture phonétique) ; mots sautés ou compactés ; hausse à l’interligne systématique d’une partie des mots (Charlie Parker) ; redoublements de syllabes (Scat) ; impression à l’envers, dans la ligne qui suit, de la suite de la phrase entamée dans la ligne qui précède (Jimi Hendrix), etc. Tous procédés visant à ramener l’œil et l’oreille à la réalité sonore et graphique de la lettre que néglige la lecture silencieuse ordinaire : « Lire, cette pratique » notait à juste titre Mallarmé : nous y voici malicieusement invités.
– xi. Dans ces pages, la lettre, le vocable, la phrase, la ligne de texte en prennent donc pour leur grade : on les écrit/lit en noir sur blanc, en blanc sur noir, de droite à gauche, de gauche à droite, du haut vers le bas, du bas vers le haut, à l’envers et à l’endroit, en commençant par la fin, le commencement ou n’importe-où (Qawalli, Duke Ellington), en colonnes, en diagonale ou en miroir, dans toutes sortes de polices avec ou sans espaces, dans toutes sortes de tailles, en gras ou en italiques – et j’en passe. Autrement dit, pour le coup : « littéralement et dans tous les sens ».
– xii. Philippe Jaffeux sait ce qu’il fait (une rareté de nos jours...), il le dit clairement dans l’incipit et l’explicit de la page, et il fait exactement ce qu’il dit. Deux exemples : Ornette Coleman. À chaque ligne, des mots simples ou des groupes syntaxiques de taille variable sont imprimés en caractères gras sans espaces, inscrivant ainsi des différences de tempo dans la lecture, qualifiée, à la chute du texte, de « musicalité d’une intensité interstitielle ». Ska. La page fait alterner 3 x 2 carrés blancs et noirs en un damier emblématique de ce genre, de sorte qu’ « un quadrillage parlant orchestre l’équilibre débridé d’une extase musicale ».
– xiii. Et maintenant, comme dit Lautréamont : allez y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire...
Jean-Nicolas Clamanges
Extraits
MILES DAVIS ( Ouvrir par simple clic sur ce lien)
THE WHO Ouvrir par simple clic sur ce lien)
Revoir aussi l’ensemble des « pages » publiées dans le feuilleton de Poezibao :
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 1 (Mozart, Le flamenco)
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 2 (J.S. Bach, la cornemuse),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 3 (Stravinsky, Scriabine),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 4 (John Cage, Vertigo),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 5 (George Gershwin, Paul Dukas),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 6 (Haendel, Purcell),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 7 (Mozart, Wagner),
(Feuilleton) Pages, de Philippe Jaffeux, 8 & fin (Honegger, Ravel)