Le rouge enfer de l’enfance
Lit-on encore la Comtesse de Ségur ? Rien n’est moins sûr.
Pourtant, enfant, c’est là que l’on s’est reconnue (s), pour certain(e)s d’entre nous, ce que l’ont vivait, éprouvait, refusait, dans de grandes terreurs, de doux sentiments et de fortes rébellions. Ni les unes ni les autres ne servent à grand-chose à cette période-là, nous sommes trop petits, les adultes sont toujours les vainqueurs mais au-dedans de ces minuscules personnes que sont les enfants, la construction commence, parfois sur fond de destruction.
Ariane Dreyfus consacre son dernier livre Sophie ou la vie élastique (le Castor astral) à Sophie Fichini, la célèbre petite fille pas du tout modèle, qui a vu ses parents mourir et sa belle-mère la maltraiter cruellement, raconté dans Les Malheurs de Sophie.
Elle ne raconte pas cette vie de Sophie que l’on comprend par allusions même si on n’a pas lu le livre cruel et également bien-pensant (tout le monde pardonne toujours à tout le monde, tout est bien qui finit bien, on finit par se marier plus tard entre soi, entre temps ont eu lieu des horreurs). Non, elle dit littéralement l’enfance, les moments de suspension à regarder du dedans vers le dehors à travers le prisme enfantin (un enfant voit par le détail), les occupations mineures des adultes qui les croient très importantes, l’espèce de concentration infinie à l’œuvre dans les jeux, les rêveries, la cruauté et la détresse enfantines, la recherche éperdue de la tendresse.
« Docile dès que le chapeau de paille maternel/se pose largement pour que l’ombre assez grande/couvre les yeux qui se sont fermés tout de suite/En réalité/Sophie attend la vaste solitude »
Madame de Réan, sa mère, ne veut pas partir en Amérique avec son mari, elle en meurt sur le bateau qui chavire, Sophie est confiée à la redoutable Mme Fichini, sa belle-mère, qui la battra. Sophie rejoindre finalement la famille de Mme de Fleurville et son amie Mme de Rosbourg, et leurs enfants Paul, Camille, Madeleine et Marguerite. Elle y apprend la gentillesse et l’honnêteté. Mais Sophie a gardé en elle toute sa sauvagerie. Elle aveugle les yeux des lions de pierre avec des cerises, découpe les poissons vivants, enfonce les hérissons dans l’eau,
« soudain elle remonte et cherche partout/ Un grand bâton, il faut lui enfoncer la tête/ Pour qu’il meure au plus vite
Plusieurs fois elle le fait, elle le fait plutôt que de pleurer/ Maladroite infatigable. Elle tape tantôt que l’eau, tantôt sur lui
Tournant autour de l’étang
L’eau envahit le bas de sa robe, bientôt/Elle ne verra plus rien dans la nuit
Cela a déjà eu lieu, cela ne recommencera pas. »
Elle regarde et touche : « Personne d’autre n’est là/Pour l’instant c’est pour elle/ Les ciseaux, les bobines, la verte/La blanche écartée de la noire, le dé/Les très jolies choses admirables/Qu’elle pose lentement sur le lit. » Vue et toucher sont peut-être les sens majeurs de l’enfance, le second découle le plus souvent du premier (combien de « ne touche pas ! » dit-on aux enfants comme si regarder suffisait !!!) en tout cas souvent indissociable l’un de l’autre. Sophie est dans son monde d’émotions, de sensations, « Sophie peu à peu devient une pierre brûlante » de rêves et de souvenirs (la douceur de sa mère disparue, « C’est Sophie que Sophie regarde », en se souvenant d’elle).
Le petit miracle de ce livre est dans l’affleurement. On comprend tout sans qu’Ariane Dreyfus ait besoin de nous expliquer. Certes la résonance de cette lecture enfantine ne s’est jamais éteinte et trouve en nous de nombreux échos. Mais si Sophie a trouvé le moyen de résister aux coups, elle reste une enfant attentive, observatrice, et tout autant inattentive, distraite, juste comme appelée par l’instant présent :
« Plus de souliers, plus de bas non plus/Pieds nus il fait doux dans la vase ».
Elle seule, avec l’immédiateté du désir et de la sensation, comme est au fond la poésie d’Ariane Dreyfus, charnelle et gorgée du sang de la vie.
Je crois que les enfants, peut-être encore loin d’être des personnes accomplies (mais n’oublions jamais la polysémie de « personne ») sont de tout petits quelqu’un, auxquels il convient je crois de parler à leur petite hauteur avec infiniment de précaution et de respect.
Leur regard sérieux recèle des mondes, vert paradis et rouge enfer, dont Ariane Dreyfus a saisi le fragile équilibre qui fera que Sophie est devenue le personnage universel qui nous touche tant, parce que c’est elle, parce que c’est nous.
Isabelle Baladine Howald
Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique, 2020, 110 p., 12€
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