Le Dissident secret propose un portrait de Claude Ollier qui, avec une simplicité apparente d’écriture, réussit à faire le tour de toute l’œuvre de Claude Ollier, tout en donnant, un sentiment à la fois fort, sensible et énigmatique de la présence de l’auteur.
Comme le suggère Arno Bertina, dans la préface, ce récit de Christian Rosset « permet de comprendre » comment « une œuvre aussi imprévisible » que celle d’Ollier s’est écrite.
L’ouvrage se développe en un prologue, trois parties qui paraissent mesurées et une coda ; il passe par toutes les strates de l’activité d’écrivain d’Ollier et montre comment chacune d’elle participe toujours d’une même exigence : le renouvellement des moyens pour chacune des tentatives d’écriture. L’ensemble montre aussi, n’en déplaise à un certain académisme littéraire, qu’il n’y a pas de frontières, pas de limites strictes entre l’homme et l’œuvre.
Rosset mêle, dans son ouvrage, souvenirs personnels, récits de rêves, analyses de livres ou de lettres. Il s’attarde parfois sur certains termes qu’il juge essentiel dans sa fréquentation de l’œuvre et de l’écrivain, depuis « l’automne 1975, soit 39 années » (p.15).
Le mot passion, par exemple, fait partie de ceux-ci. Un souvenir de Rosset montre Claude Ollier lui rendant visite et s’arrêtant devant les ouvrages de sa bibliothèque et affirmant devant les livres : « On n’a réellement besoin que de ce qui nous passionne » (p.34). Les six volumes du Journal d’Ollier confirme cette passion comme une constante du travail d’écriture. Rosset avec une acuité sans commune mesure montre que ce journal commence par le « Rêve d’une gare » et s’achève dans un sentiment de « flottement général » avec la mention d’une « tête égarée » (p.55). Ainsi note le portraitiste (p.56) : « De ‘‘gare’’ à ‘‘égaré’’ […] ces ‘‘cahiers’’ […] ouvrent au lecteur d’innombrables possibilités de frayage en compagnie de celui qui aura sa vie entière cherché à évacuer le romanesque de ses écrits. »
Le combat contre le romanesque est en effet l’une des clés des fictions publiées ou mises en ondes, depuis 1958 avec La Mise en scène jusqu’à Cinq contes fantastiques en 2013. L’une des clés, voire la passion à l’œuvre chez Claude Ollier, c’est la manière de noter les sons, les bruits qui échappent ou les images qui se tapissent dans les images. Les mondes qui s’ouvrent à portée du corps entraînent un travail rythmique sur la langue qui aboutit à saisir par les mots ce qui paraissait être de l’ordre de l’infra-verbal. Rosset note d’ailleurs, dans un même paragraphe, deux citations qui confirment la force de ce travail (p.52) : « ‘‘C’est une histoire d’oreille et de fleur de bananier, d’ancêtre et de fantôme’’ (Aberration). ‘‘Vertige – et ce n’est pas l’oreille : l’illuminosité dans l’œil.’’ (Cinq contes fantastiques). Précision fantastique de la formulation où tout est affaire de rythme – de mesure. »
On touche ici au fait que l’œuvre de Claude Ollier concentre les niveaux de sens pour, dans la première phrase de la quatrième de couverture d’Aberration ou dans l’incipit de « Choses vues de la ma fenêtre au deuxième étage de la maison » (citation de Cinq contes fantastiques) embrasser le rapport de l’écrivain à l’espace, à la musique et au rythme de la langue. C’est ici une autre ligne de force, dans ce portrait, de la passion d’Ollier pour le récit.
Rosset précise d’ailleurs, à propos de ce fantastique (p.50). « C’est un excellent sésame pour entrer dans l’univers de Claude Ollier ». Il s’agit d’entendre dans le travail de l’écrivain « ce qui murmure en lui et hors lui, son sens de la formulation de ce qui pourtant pourrait échapper à toute retranscription » (p.51).
Le murmure ici convoqué est une sorte de surgissement de ce qui tremble dans le réel.
Curieusement, ce terme surgissement est aussi utilisé par Rosset pour qualifier le travail radiophonique d’Ollier. Il note à la page 36 : « La radio, en tant que lieu de surgissement d’une écriture sonore – mettant en œuvre bien autre chose qu’une sage adaptation d’un texte préétabli, ornementé de bruitages et de musiques –, lui tenait particulièrement à cœur. » Et Rosset d’en profiter pour rappeler que les œuvres radiophoniques d’Ollier « n’ont jamais été rassemblées et publiées », alors qu’elles participent toutes de la même passion pour le renouvellement du geste d’écrire.
Qui dit renouvellement fait entendre l’adjectif nouveau et avec lui l’expression nouveau roman. Plutôt que de se lancer dans une déconstruction de cette expression galvaudée, Rosset convoque, par retours successifs, la relation avec Robbe-Grillet, le Collectif Change, le texte Version française de 1979 (republié en 1996 dans la Revue de littérature générale), le passage chez trois éditeurs principaux (Gallimard, Flammarion et surtout P.O.L), une colère de Ricardou et la présence apaisante de Pinget, etc.
Il ne s’agit jamais de faire une étude de ces étapes de la vie de Claude Ollier mais de les situer dans l’espace du souvenir et de montrer comme elles résonnent à la fois dans la mémoire du portraitiste et dans la lecture des livres, afin de cerner la complexité de l’écrivain dans son travail même. Et ainsi, presque incidemment, surgit une définition de l’écriture (p.20) : « Écrire : activité intime, secrète, accomplie pour soi-même, bien que donnée à lire une fois éditée et, ainsi partageable (vieux fantasme de la ‘‘lecture pour tous’’). » De l’intransitif au transitif dans l’écriture, Rosset, dont le récit fonctionne par échos, peut alors citer un paragraphe de la fin de Version française (p.30) : « Une directive, donc : ne pas faire de fautes quant aux signes, et au tempo de ces signes. Et laisser traces vives, aussi minutieuses, irréfutables que possible, dans le sillon de chaque ligne – traces à repasser, à vivifier, à ranimer, par une lecture en sympathie avec ces signes, avec leur mouvement, à leur pouvoir de résonance. ». L’ouverture du sens est ici très large. Et tout se passe comme si le mouvement et la résonance conduisaient à l’espace du voyage. Là où les récits offrent des situations de voyage – depuis La Mise en scène jusqu’à Wert et la vie sans fin – et là où Le Dissident secret montre Christian Rosset, au propre comme au figuré, en voyage avec Claude Ollier et son œuvre multiple et toujours imprévue.
Au chapitre de l’imprévu, il faut encore mentionner « l’écrivain » Sandy Jude Walker. C’est l’attention de Christian Rosset à l’œuvre d’Ollier et sa complicité avec lui qui permet dans la 17e entrée du livre (« Troisième partie », pp.52-55) de faire le récit de ce moment absolument inattendu : la figure d’Ollier solitaire, travaillant en collaboration avec une « amie » dont il finit par révéler le nom : Dominique Vaugeois. Trois récits sont nés. Les deux premiers seulement ont été publiés.
Mais puisque le mot « solitaire » vient d’arriver, il amène dans son orbe celui de « mélancolie ». Dans Le Dissident secret, la mélancolie est l’enjeu d’une opposition, ce que Rosset nomme (p.25) « un point de désaccord ». Robert Burton, Agamben, Yves Hersant, Marie-Claude Lambotte et Roubaud constituent le paysage de la mélancolie pour Christian Rosset ou plus exactement son spectre sémantique. Et Claude Ollier, selon lui-même, ne s’y intégrerait pas.
L’œuvre de Claude Ollier est-elle mélancolique ? Une relecture de Fuzzy Sets, de la deuxième intrigue d’Obscuration ou de Feuilleton pourrait y conduire. Mais le portrait de montrer aussi un homme qui se tait voire, selon Jacques Roubaud (p.27) un « Maître-en-Pessimisme ». Et Rosset d’écrire à la même page : « Partant du motif de la Melancholia de Dürer, j’imagine Claude Ollier, contemplant sur l’écran plat de son téléviseur le lent glissement, dans la nuit, de la voiture de Mulholland Drive, et prenant note : on entend le tremblement du crayon traçant quelque jambage sur une feuille non vierge où s’inachève mélancoliquement, mais sans la moindre empreinte de nostalgie, une œuvre bien plus ouverte que celles qui revendiquent ce projet comme un gimmick… ». L’œuvre est-elle mélancolique ? L’homme pouvait-il l’être ? Le portrait ne livre pas la réponse.
Il renvoie, « sans nostalgie » à la figure, presque tutélaire, de la maison. Celle de Maule, avec son organisation si belle, si minutieuse.
Elle ouvre le livre et le referme, depuis la couverture et le « Prologue » jusqu’aux admirables photographies de Camille Rosset à la fin de l’ouvrage. Lieu du retrait, lieu de l’absence, lieu du souvenir, cette maison si bien photographiée « porte absence et présence » comme l’aurait écrit Blaise Pascal.
Mais Christian Rosset n’a rien d’un janséniste. Pascal disait qu’un « portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir. » Ici, nul regret, nul déplaisir. L’ouvrage contient le plus vibrant des textes liés à Claude Ollier. Il donne envie de se replonger dans tous ses livres. Il convient, d’ailleurs d’associer à cette réussite le travail de l’éditeur, Hippocampe. Le format retenu – assez grand, 19cm x 25,5 cm – donne à la fois tension et lisibilité au texte. Et l’on doit souhaiter qu’avec d’autres initiatives comparables à celle-ci, l’œuvre de Claude Ollier puisse rencontrer plus de lecteurs.
Alexis Pelletier
Christian Rosset, Le Dissident secret, un portrait de Claude Ollier, 88 pages dont une préface d’Arno Bertina et un cahier de 16 photographies de Camille Rosset, Hippocampe, 2020, 16€
« Dimanche 4 mars 1984. Dans la petite pièce sous les toits qui lui sert de bureau, Claude Ollier trace au Bic, sur de petites feuilles de mauvais papiers, les premières lignes d’un livre dont il sait qu’il aura pour titre Une histoire illisible : travail de longue haleine, au quotidien, qui le conduira jusqu’au 27 novembre 1985. Dans Réminiscence, son journal des années 1980, il note à la date du 20 janvier 1984 qu’il se pourrait qu’un de ses textes brefs encore inédits intitulé L’année des liens – commencé au printemps 1982 et achevé en août 1983 –, écrit ‘‘simplement pour évoquer la maison de Marrakech (sa démolition constatée en avril 82 qui m’avait si fort impressionné)’’, forme le prologue de cette Histoire. Est-ce ce jour-là qu’il en a trouvé l’incipit : ‘‘La maison avait un corps. Elle avait des mains, des yeux. Elle avait un souffle’’, où était-il déjà en ouverture de cette nouvelle aujourd’hui perdue ? Cette question devant rester sans réponse, on préfèrera imaginer l’auteur se retenant naturellement d’ajouter qu’elle avait aussi une âme.
Et pourtant… »
Le Dissident secret, « Prologue », p.9.
Photo en haut, ©Camille Rosset
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