Il est des livres qui arrivent au bon moment. Le 29 juin, Variations-prairie m’attendait dans la boîte aux lettres. Je l’avais commandé mais je ne savais quand il serait là. Ce 29 juin, je n’avais pas grand moral. Cela arrive même un soir d’été. Une tension emplissait corps et esprit. Ce n’était pas le moment d’ouvrir un tel livre, si beau en son format avec cette peinture de Pascal Geyre en couverture qui annonçait d’autres plongées dans l’herbe.
Pourtant, j’ai tourné la première page, j’ai foulé des yeux la prairie et ses variations. Seule dans ma cuisine, j’ai perçu les appels du vert aussi puissants que ceux de l’iode, décelé les mouvements picturaux de la prairie. Quelque chose venu de la simplicité des mots m’a happée, un début d’apaisement a circulé et peu à peu cette lecture m’a déposée dans le pays des Mille étangs. Je suis de celles qui n’ont pas fait de voyages lointains, qui traversent la France comme une terre inconnue, de celles qui aiment revenir plusieurs fois au même endroit pour l’apprivoiser ou être apprivoisées mais Françoise Ascal est maître, toute catégorie, des voyages immobiles et des retours en terre natale, maître en retrouvailles, en décryptage des strates ordinaires et quotidiennes déposées sur l’herbe. Des indices que tant ne saisissent pas : odeurs croupies de mousse, craquements de sapins, bleus de myosotis, couleurs en lisière. Elle sait attendre « le basculement d’une lumière de fin d’été ».
Et alors :
« Fugace, la joie.
Née d’un accord soudain.
Ne plus être séparé.
Appartenir. »
Son écriture appartient à la vie des étangs : dévasée, méthodiquement curée, labourée tellement que le trèfle incarnat, le millepertuis renouent au creux de ses phrases et sèment des graines de visions chez le lecteur. Je finis par me demander s’il faut encore avancer sur les pas de Saint Colomban, monter voir sa chapelle, suivre son chemin, s’il faut encore nager au milieu des nénuphars, rechercher les pierres des lessives d’Adèle, ou se fondre dans les pages. Les peintures en vis-à-vis sont là pour cela, pour laisser résonner les paroles couchées sur la reine des près. Choisir sa place pour entendre encore et toujours l’orchestre dans les arbres. Etre là. Vivre n’est alors plus une épreuve. Je me demande si le « carnet bien patiné » est encore nécessaire : « un allié sûr » dit-elle. Est-il l’excuse qui permet de poser la table face à la prairie ? Est-il encore besoin d’écrire quand on voit comme Françoise Ascal, quand on appartient, comme elle, à cette prairie, à cette rivière qui porte son corps de petite fille qui apprend à nager, quand ceux qui sont passés là, dos courbés, ont installé, pour elle, tant d’instants à accueillir ? Tous les siècles passent du côté de Luxeuil, une seconde à cet endroit contient l’éternité et ce bout de terre le monde entier pour celle qui écoute le bruissement des histoires tues.
Si l’écriture advient malgré tout, si la contemplation n’absorbe pas tout, c’est qu’écrire donne vie au silence des linaigrettes, fougères, tourbières et que l’auteur approche une chaise pour que nous puissions nous asseoir un soir d’août. Et même si nous sommes incapables de différencier la scabieuse de la digitale, nous suivrons les variations de la prairie et sentirons battre les souvenirs, car l’auteur invente une partition pour que nous, néophytes lecteurs, nous puissions déchiffrer les variations de la prairie.
Ce livre des éditions Tipaza est d’une subtile composition : il ouvre sur la prairie, approche les mille étangs, glisse une lettre à Adèle et termine avec le parcours d’un moine irlandais Saint Colomban, inventeur d’une écriture, réformateur, bâtisseur des prémisses de l’Europe. De la nature à l’humain. De l’humain familier auquel on écrit une lettre, à un personnage historique et légendaire. Tout est brassé et simple. La prairie relit toutes les histoires car elle invite et ne force rien, elle ouvre la maison intérieure. Elle dénoue les trajectoires communes comme celles des héros. Ce livre est pour moi le plus doux de Françoise Ascal. C’est peut-être ridicule d’utiliser ce qualificatif mais les temps devant la prairie ont apporté une légèreté, une respiration, une communion avec l’avant, avec le monde autour, avec l’enfance qui flotte lors de ses apprentissages.
La prairie appelle le regard. Elle ne se jardine pas, on la fauche deux fois l’an mais le reste du temps, elle vit indépendante et ondulante, supporte à peine qu’on la traverse, s’étale de son plein gré en une leçon de liberté. C’est sans doute cette tranquille et constante leçon qu’a absorbé par tous ses sens l’auteur enfant, qui a quitté la lignée pour tracer sa ligne.
Ces Variations sont un cadeau vibrant : « une fête de l’être qui n’a d’égal que l’oubli de soi ».
Marcelline Roux
Françoise Ascal, Variations-prairie, suivi de Mille Étangs, Lettre à Adèle et Colomban, avec des peintures de Pascal Geyre, éditions Tipaza 2020, 136 pages. Format : 21,5 x 22,5. Tirage : 200 exemplaires sur papier Rusticus 120 gr, dont dix exemplaires de tête enrichis d’une œuvre originale du peintre, 30 €. Lire ces extraits.
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