Ce que je peux dire de mieux sur la musique est une anthologie constituée de proses et de poèmes de Robert Walser (1878-1956). Écrits entre 1899 et 1933, les soixante textes qui composent l’ouvrage ont été rassemblés par Roman Brotbeck et Reto Sorg. Les éditions Zoé dont on ne saluera jamais assez le travail remarquable sur l’œuvre de Walser ont pris les traductions qui existaient déjà dans La Rose, Sur quelques-uns et sur lui-même, Les Rédactions de Fritz Kocher suivi de Histoires et de Petits Essais et Petits textes. À ces textes publiés par Gallimard, s’ajoutent des extraits d’ouvrages publiés par Zoé : Au bureau, Retour dans la neige, Vie de poète, Morceaux de prose, Petite prose, Territoire du crayon, L’Enfant du bonheur, Robert Walser lecteur de petits romans sentimentaux français. Et l’ensemble d’être complété par 17 textes inédits en français et par la postface des compilateurs.
L’anthologie aide donc à prendre conscience de l’étendue de la perception musicale de Walser, ce qui permet à Brotbeck et Sorg d’affirmer qu’il « travaille ses textes en compositeur, en adepte des variations et des digressions » (p.198), même s’ils pensent également que « la musique, de tous les arts, reste celui dont Walser est le plus éloigné » (p.196).
Si l’on regarde le type de musique, on y lit la prédominance de Mozart, mais on voit passer aussi Beethoven, Paganini, Wagner, Chopin ou Offenbach. Mozart, c’est le compositeur d’une admiration intacte : « à Mozart un dieu fit / le don que chaque ennui / tourne à la fin / en un baiser divin », peut-on lire dans un Microgramme de 1925 (p.116). Si la musique est toujours appréciée, l’aspect pompeux des concerts, la laideur des mises en scène, la bêtise de certains livrets ne manquent pas d’être soulignés. Ainsi, à propos de Don Giovanni, dans un texte de 1926 (p.143) : « J’avoue que cet acte me toucha, quand bien même il avait pris place sur un podium on ne peut plus inexpressif, sec, s’effondrant sur lui-même ou donnant du moins cette impression, comme peint à la peinture à l’huile, et je le gratifiai des mes applaudissement sincères, donc des plus hypocrites. » La satire peut même être assez féroce comme le début d’un poème écrit en 1927 l’indique (p.154) : « Elle avait fait le Conservatoire / afin d’acquérir la pratique / dans l’art du chant solistique, / malgré ses pépiantes notes, / comme avant, elle resta un peu sotte. »
Walser aime la musique mais ses alentours peuvent l’agacer quand ils participent d’une comédie sociale à laquelle il ne souscrit aucunement. Il préfère s’intéresser à « L’accordéoniste » au « chanteur ambulant », à des instruments et aux situations qui font naître la musique.
Le premier texte de l’anthologie, daté de 1899, place la musique dans une sphère mélancolique qui, malgré l’application à mettre le sujet musical à distance dans beaucoup de textes, ne quitte jamais totalement l’écrivain. Il est donc question dans « Angoisse » (p.9) de « suaves musiques » avant qu’une adresse à la tristesse ne mette en avant une sorte de prière : « Ce qui chantait tout bas, en sombre aguet : / rends-moi plus doux, tristesse, ce dur chemin. » Ces vers sont à mettre en lien avec la prose de 1902 qui contient le titre retenu pour l’ouvrage. En effet, le texte, « La musique », ouvre – par son essor et dans la familiarité qui est celle qu’entretient Walser avec elle – à un constat paradoxal (p.17) : « Quelque chose me manque quand je n’entends pas de musique, et quand j’en entends le manque est encore plus grand. »
Au-delà de l’ironie ou de la pente satirique, la musique est indubitablement liée à ce que l’allemand désigne sous le terme Sehnsucht, une sorte de nostalgie comprise comme un moment de sidération qui dépasse et entraîne celui ou celle qui l’éprouve. Le texte de 1914 qui évoque « La Sonate » (pp.78-80) se termine sur cette façon de concentrer l’essence du rapport que Walser entretient avec la musique : « Désir comblé, désir déçu sont inséparables ». Il y a même quelque chose qui pourrait faire penser – bien que Schubert n’apparaisse pas dans l’ouvrage – à l’imaginaire du Voyage d’hiver dans le poème de 1913, « L’accordéoniste ». Ce n’est certes pas le joueur de vièle qui conclut le cycle schubertien mais un musicien qui dans l’air froid du matin joue inlassablement (p.69) : « s’aidant lui-même à oublier / soucis passés, peines futures / gestes de la destinée ! »
Mais toujours, et même dans ce poème, la distance veille. Comment, en effet, interpréter le point d’exclamation de la dernière syllabe ? Et Walser de jouer avec le topos romantique. On en prend conscience au début de la prose de « Pièce avec le lac » (pp.88-90). L’écriture s’y montre d’emblée mise à distance par une irruption de ce que les spécialistes nomment le métalangage : « Cette pièce est très simple, elle traite d’une belle soirée d’été et de nombreux flâneurs qui allaient et venaient au bord du lac. » On les entendrait même dire (en français ou dans une traduction allemande) : « Ô temps, suspends ton vol » ! Mais dans cette prose, le jeu avec les archétypes se renverse dans un nouveau glissement qui conduit à basculer dans le monde des contes : « Comme je franchissais un pont voûté, j’entendis monter, de l’eau, une voix merveilleuse, c’était une jeune fille en robe claire assise dans une gondole qui passait ». Et le chant de s’épanouir jusqu’à « atteindre une taille fabuleuse, en sorte qu’on croyait voir passer des princes et des princesses ». Cette métamorphose est en fait caractéristique de l’écriture de Walser dans son rapport à la musique. Elle participe d’une invention qui permet de construire toutes les variations autour du thème de la musique, depuis l’émotion jusqu’à la mise à distance, en passant par la critique et la fantaisie.
Et les compilateurs soulignent avec raison, dans la postface, que dans les textes de Walser, « la musique la plus valorisée est celle qui parvient aux oreilles d’observateurs clandestins et d’auditeurs de hasard. » (p.200) Entrant dans une chapelle, un narrateur un peu ironique est saisi par un groupe d’hommes et des femmes qui, naïvement, chantent « comme d’une voix unanime et joyeuse la louange du Seigneur. » Et cette écoute conduit à une métamorphose qui élargit le réel (p.77) : « On eût cru que chantaient des anges et non des gens de rien, des gens de peu. »
Le hasard est musical, c’est le son d’un accordéon, c’est une voix qui surgit, une musique écoutée comme à l’improviste
La lecture de cette belle anthologie pourrait mettre en doute le jugement de Brotbeck et Sorg sur la distance qui séparerait Walser de la musique.
Elle ne paraît pas secondaire dans son écriture. Elle joue une réelle importance dans le paysage intérieur de l’écrivain. Et elle lui affirme la force des nuances dans l’écriture. En marge de la société comme de la musique, Walser parvient à saisir la pluralité des atmosphères musicales pour aboutir, au travers de ces proses et de ces poèmes, à une écoute subtile de son époque.
Alexis Pelletier
Robert Walser, Ce que je peux dire de mieux sur la musique, choix de textes édités par Roman Brotbeck et Reto Sorg, traduits de l’allemand par Marion Graf, Golnaz Houchidar, Jean Launay, Bernard Lortholary, Jean-Claude Schneider, Nicole Taubes, Editions Zoé, 2019, 224 p., 21€.
L’accordéon
Par une nuit obscure, sans étoiles, je me trouvais sur la route qui mène à la montagne. Vinrent alors à ma rencontre, en musique et devisant gaiement, trois garçons de ferme ou compagnons, puis ils me dépassèrent, marchant crânement au pas. Bientôt l’obscurité se referma sur eux et déjà je ne distinguais plus rien d’eux, mais les échos de l’accordéon, dont l’un des trois jouait fort proprement, persistèrent, traversant l’ombre, ravissant mon oreille. Des jeunes gens simples parfois atteignent une grande maîtrise dans le jeu de l’accordéon. Cet instrument demande une bonne poigne, et ces jeunes gens n’en manquent certes pas. Je m’étais donc arrêté et j’écoutais. Le timbre magnifique, souverain, plein de douceur, de rondeur, de chaleur s’éloignait de plus en plus, en même temps que les garçons. Ils avaient peut-être déjà atteint la montagne, le son se fit de plus en plus tendre, de plus en plus faible, il montait, descendait par vagues. Je songeai à une comparaison convenable et trouvai celle du chant du cygne lorsqu’il s’éloigne en glissant dans l’obscurité. Bientôt, tout bruit s’éteignit. Dans les régions de montagnes, les garçons de ferme aiment à aller de porte en porte, jouant de l’accordéon devant les maisons de leurs amies. Ces trois garçons, eux aussi, se rendaient chez une jeune fille. (1914)
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