Les malheurs de Sophie
Qu’on me pardonne ce titre, qui ne doit rien à l’ironie : les affaires class[é]es sans suite dont il est question dans ce livre, ce sont les amours de Sophie Martin. On la voit donc vivre, un peu ; aimer, avec constance mais sans grande fortune ; et penser, beaucoup, se retournant sur soi pour comprendre sa vie. Sa pensée vive, souvent pénétrante (« Très jeune j’avais renoncé à plaire / Je travaillais à être intelligente »), nous épargne le sentiment d’infraction coupable qu’on éprouve quelquefois à lire des confessions intimes. Son désir de l’amour, (« c’est un corps que je cherche »), ses relations déséquilibrées avec des hommes plus ou moins taillés sur le même patron, moins fatals que négligents, et plutôt austères, des hommes qui sont une souffrance plus qu’une joie, dont l’autrice pressent dès le premier regard qu’ils promettent la fin de l’aventure, cette vie, nous dit-elle, qui est un long « ratage sentimental et sexuel », nous touchent – et nous réjouissent.
Car Classés sans suite se lit comme un roman, ce qui nous change de tant de recueils où l’on avance en suffoquant. Une poésie narrative, donc, qui vise non tant à raconter une histoire qu’à se rédimer par les mots, comme toute vraie littérature. Les écrivains, et même les poètes, se dissimulent souvent derrière une fiction, un mensonge chargé d’insinuer le vrai. Malgré un bel éloge du mensonge (« Chacun a son mensonge comme chacun a son corps »), on suppose ici qu’il n’en est rien, impression nourrie de détails, de lieux et même du nom des amants… C’est sans doute ce besoin de vérité qui justifie le passage de Sophie Martin à la poésie après deux romans –publiés sous le pseudonyme, éminemment littéraire, de Sophie Koltcha –, besoin dont témoigne également, à sa manière, le retour à son patronyme, surtout quand il est aussi banal : le désir de recréer les « âpres morceaux de réalité » de sa vie amoureuse sans passer par « les fadaises du roman ».
J’ai dit l’acuité de son regard. Cet exercice périlleux, se raconter dans la vérité de sa nature, elle s’y livre sans plaintes ni rodomontades. Le ton est acide, impertinent (« je ne suis pas bonne / ni muette »), très souvent ironique, d’une ironie désenchantée mais orgueilleuse qu’elle n’hésite pas à retourner contre elle-même en une sorte de jubilation mélancolique. Pensées originales, paradoxes éclairants, traits d’humour (« Prendre une maîtresse avant de se marier c’est mettre la charrue avant les bœufs »), trouvailles de langue, telles ces « tendresses mammifères » ou ceci, qui ravira les esprits géométriques : « …ses traits étaient exacts au point de créer alentour ce vide / Où se mettent et éclatent les catastrophes » : Sophie Martin possède ce qu’on appelait autrefois l’esprit. (Notons en passant, pour être juste, que dans les quelques pages où elle s’évade de son sujet pour juger de l’époque, sa pensée m’a paru plus floue, plus convenue, son expression moins convaincante ; elle y revient d’ailleurs quasiment à la prose.)
Un lecteur sensible aux formes se demandera peut-être si Classés sans suite est bien un livre de poèmes. Ces textes affichent les dehors de la poésie (découpage en vers, majuscule à l’initiale), mais semblent souvent engendrés par la prose, une prose visant à la concision et à la simplicité, aux articulations réduites, mais où la pensée prévaut sur la voix – les lignes sont d’ailleurs parfois trop longues pour qu’on y décèle un rythme. Ils relèvent d’un genre hybride, ni prose ni tout à fait poème, ni même poème en prose. Pourtant, quand elle s’en tient aux vers, Sophie Martin montre qu’elle a l’étoffe d’une poétesse. Ainsi de ce morceau, d’une tonalité apollinairienne :
Je me suis promenée le soir et la nuit en décembre
À Milan où il n’était pas retourné
Il y a des villes qui serrent le cœur
Celle-là surtout au nom d’oiseau
Des villes où je me sens mieux abandonnée qu’ailleurs
Où depuis les trottoirs mouillés les fenêtres semblent des mondes
Qui font dans la poitrine des élancements plus violents que ne font les étoiles
Et donnent envie d’y entrer même en lançant des pierres
Contre les passants riches et aisés je n’avais
Qu’un petit air malicieux un air de rien du tout
L’air Oui, mais moi, j’écris Paludes
Si seulement c’était Paludes
La 4e de couverture, rédigée par l’autrice, outre qu’elle témoigne de son esprit, est intéressante aussi par ce qu’elle dit de son travail et de son rapport à la poésie : « Je n’avais pas pensé à écrire de la poésie. (…) Non, je me disais : voici ce que je veux dire… » Puis elle rapporte ce commentaire d’Yves di Manno, le directeur de la collection : « Quel dommage que tout le monde ait peur des vers ». Oui, quel dommage. Mais cela nous vaut ce recueil étrange où la poésie semble mal dégagée de la prose, comme ces corps abandonnés par le burin et restés à moitié prisonniers du bloc de marbre. Ce qui est loin d’être sans charme.
Gérard Cartier
Sophie Martin, Classés sans suite, Flammarion, 2020, 98 p., 17€
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