Jeu
L’écriture est un jeu comme un autre lorsque le « je » se transforme en un jeu particulier à chacun. Le texte, création autotélique adoptée par un jeu, ne renvoie qu’à lui-même ; il devient son propre but ; la pensée joue avec une écriture qui n’a enfin plus de destination ni d’aboutissement. L’activité de l’alphabet ne pourrait-elle pas être simplement définie par une gratuité inhérente à un jeu d’amateur qui n’a pas d’autre fin que lui-même ? L’écriture s’assimile peut-être à un jeu de hasart composé avec des phrases qui se découvrent l’une l’autre dans le seul but de refléter un monde aléatoire. Les mots sont des pions d’un jeu incontrôlable ; ils déroutent le sens et nos certitudes en s’ouvrant aux productions d’un langage imprévisible. Un texte s’auto-engendre grâce à des combinaisons inattendues de vocables ; des glissements de sens localisent un terrain de jeu qui génère l’activité d’une écriture indomptable. [...] (p. 25)
Musique
[...] Comment écrire avec des mots qui se renvoient l’un à l’autre comme le font les sons dans la musique ? L’agencement des lettres, comme celui des sons, exprime l’énigme d’un alphabet suspendu aux révélations de la musique. L’écriture musicale induit une respiration insufflée par les vibrations de l’air ; elle transfigure le langage en une expression directe et immédiate du monde. L’acte d’écrire peut incarner le simple prolongement ou le résultat d’une écoute musicale ; un son transformé en un ton anime un texte accordé. L’alphabet joue ou écrit de la musique avec les mots ; il se repère dans un temps qui m’entraîne à franchir les barrières de ma conscience. L’écriture qui s’inspire de la musique propage des vibrations illisibles ; à une lettre près, des sons remplacent un sens péremptoire. [...] J’écris aussi pour écouter de la musique ; celle-ci accompagne des états en perpétuels changements ainsi que des mots qui errent dans tous les sens. Mes textes ont été écrits pour tenter de traduire des musiques qui, elles-mêmes, sont peut-être les seules à pouvoir interpréter mon écriture. Les mots trouvent un sens neuf, un déséquilibre opportun, lorsque des phrases s’imprègnent d’une alchimie ou d’une structure musicale. Entre est composé de phrases inscrites entre deux silences qui rythment les mouvements d’une ponctuation aléatoire. [...] (p. 68-69)
Alphabet
[...] L’homme de lettres a peut-être été conçu par un alphabet qui a, comme dit le Zohar, précédé la création du monde. Le livre de la splendeur présente un dieu qui joue et contemple les lettres avant de créer l’univers en les combinant. La lettre parle à l’être dans le seul but de dépasser ce dernier et de matérialiser une trace de nos existences sur terre ; elle est, à la fois, une expression de notre intériorité et de ce qui maîtrise l’univers. Comment exorciser un alphabet phonétique et utilitaire, qui a perdu toute relation avec le sacré ? Les lettres furent d’abord des traces, des énergies, situées au-delà (ou en deçà) des mots ; par conséquent elles précédèrent et déterminèrent peut-être l’apparition de la parole. Des lettres préhistoriques, des empreintes étranges, se révèlent être d’autant plus humaines qu’elles sont devenues élémentaires. Des marques scripturales, irréductibles à des signes ou à des symboles, suscitent la résurgence d’une langue primitive. Alphabet a été un repère, un moyen d’agir et de jouer en silence avec la densité des lettres ; ce texte vise à toucher la matière des mots ; il se détourne d’une parole ou d’une écriture désincarnées. [...] (p. 168-169)
Spiritualité
[...] Spiritualiser l’écriture est une façon d’intégrer une tension, d’incorporer un combat ou un ennemi intérieur. La pratique d’écrire s’articule, avant tout, avec la possibilité d’effectuer des expériences sur moi-même ; elle est aussi un moyen, parfois, de me donner la mort pour appeler une sorte de résurrection. La quête spirituelle intensifie jour après jour, un travail sur soi-même ; elle inspire un mouvement, un retour vers soi. Cet exercice permet également de restituer, dans l’instant, des sensations à l’aide d’une écriture discontinue. Une langue spiritualisée génère, de ce fait, une relation sincère avec moi-même. Les mots m’emportent dans un voyage qui m’encourage à devenir quelqu’un d’autre ; à être saisi par le flux d’un devenir insaisissable. Des pensées incontrôlables m’ouvrent sur tous les possibles ; ma volonté s’égare ; l’activité d’écrire s’accorde avec des retours et des rythmes cosmiques. [...] (p. 34)
Philippe Jaffeux,
Mots, Lanskine, 2019
Choix de Jean-Nicolas Clamanges
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