Pauvres livres de ce printemps ou parus au début du déconfinement quand tout le monde avait bien autre chose à penser… Mais justement, penser (à) autre chose était tellement nécessaire, au moment cette « sortie », comme une soif en pleine chaleur.
Ce fut un petit livre rouge et vert, paru chez Nous, qui m’aida à me remettre dans mes propres pas : Naissance de la phrase de Jean-Christophe Bailly, l’insituable qui pourtant a l’étendue dans son œil de travail.
La question du langage est depuis toujours une de ses questions : « le pari aura été de supposer à la question de l’origine des langues (et donc, de l’apparition du langage) celle de la venue en nous, des phrases que nous essayons de former ».
Ceci concerne les deux textes du livre, le second étant davantage consacré, mais sur le même thème, au livre de Williams Carlos Williams et au film de Jim Jarmusch au titre éponyme Paterson.
Celui qui ne parle pas encore, l’infans, a besoin d’une langue déjà formée, existante non seulement bien sûr pour communiquer mais aussi pour exister. Toutefois il nous arrive de chercher nos mots, de buter sur l’un d’entre eux, d’en oublier avant de les retrouver. « Ce que nous percevons dans des moments resserrés, si nous nous laissons entraîner, c’est l’antériorité absolue où le langage a dû puiser pour être et devenir, c’est le monde muet auquel il renvoie et d’où il provient. » Le langage avant la langue (maternelle), c’est-à-dire aussi, du silence, du non prononcé, « un frayage humain », « un écho » et un éveil du sens, tout ce qui s’est perdu en chemin qui rend si difficile l’expression de nos émotions.
« Phraser (parler, écrire) », c’est chercher et écouter cette origine.
Nourri des réflexions sur ce sujet de Humboldt et bien sûr de Herder et de Benveniste, Bailly réfléchit à la recherche de l’impossible justesse (quand parvenons-nous exactement à dire ce que nous pensons ou ce que nous ressentons ? Si rarement, si imparfaitement, que souvent, nous gardons le silence ou nous nous regardons, le regard étant le passage peut-être le plus proche de cette justesse recherchée… mais aussi, lorsque nous ne parvenons plus à parler (peut-être l’origine des larmes ? enfin, ceci est une pensée qui me traverse).
« La conscience d’un flottement » ... (le « es schwebt » de Webern cher à Lacoue-Labarthe, vers lequel tout ce livre est tendu, adressé, ça flotte, « il » (un neutre) flotte…). Il y a toujours quelque chose « avant », quelque chose, « un pur départ du sens », « une impulsion », avant même le langage, comme une intention.
On pense alors au fredon (ce qui insiste, qu’on retrouve souvent, sous le motif différent de l’obsession, chez Pascal Quignard), au chant, ce faible chant, chantonnement comme inconscient de lui-même, à demi-voix dans un moment de bonheur ou tout au contraire d’inquiétude. C’est le Singbarer Rest cher à Paul Celan (traduit par Ph. Lacoue-Labarthe par « résidu chantable »), proche du marmonnement, dans la même recherche de l’origine, le commencement si léger de la musique, peut-être. Le langage d’une certaine manière n’est que traduction, ouverture d’un monde ou du monde. En arrière-plan on retrouve la « dictée », « chant interne de la langue », ce « phraser » : essayer de faire une phrase, essayer de formuler une prononciation, qui amène à la diction.
A l’origine de cette réflexion, le peuple des chasseurs cueilleurs des Tupis-Guaranis au Paraguay, étudié par Hélène Clastres. En effet chez ce peuple, le père doit concentrer toute son attention, sa pensée (penser étant d’abord être attentif) bien avant la naissance de son enfant, afin de lui ouvrir un chemin, et un seul. De sorte, dit Jean-Christophe Bailly que « l’être à venir est identifié à une phrase, et l’existence de tout être humain considérée comme un phrasé (…) ce qui est donné à l’enfant n’est pas tant le nom qu’il va porter que l’accès au langage lui-même, que ce qui lui permettra de se porter dans le monde. »
Nous ne saurons jamais vraiment ce qui fut à l’origine des langues mais nous pouvons rêver ou penser à ce qui fut « ce monde dénué de noms et de verbes », (pas de grammaire, donc …) et que c’est justement celui-ci qui a « fonctionné comme le seuil même où s’est ouvert le langage. »
Qu’en est-il du dessin paléolithique, alors ? Un signe, « un signe, et de sens nul » dirait Hölderlin, un pur signe, un signe avant que ne naisse l’image (autre grand champ de travail de Jean-Christophe Bailly), avant les « figures » ou les « empreintes ».
Le but fragile de nommer, de l’émergence d’une phrase, de l’élaboration d’un récit.
Pour clore le petit livre rouge et vert, vingt pages lumineuses sur Paterson, le livre et le film, ce film suspendu, aérien, tout entier écho des voix des passagers dans le bus, des paroles si gracieuses, du corps gracile, des gestes créatifs de la compagne de Paterson (« une femme pareille à une fleur ») le chauffeur de bus poète, le bruit de l’eau… Sur le même thème de ce qui précède : avant le poème : « quelque chose qui n’est pas nommé », et « pendant » le poème « la traversée, par le langage, d’une accalmie qui est aussi une tension ». Dans Paterson le film, il ne se passe presque rien, ce qui donne cette suspension.
Il y a comme un bavardage léger et constant, auquel on ne prête qu’à moitié l’oreille, peut-être justement ce qui précède le moment où Paterson le personnage du film prend son carnet pour écrire un poème. Il s’efface pour laisser affleurer ça en lui, tout sauf de l’inattention, tout au contraire « tout un travail ».
« Le langage ne produit du sens que parce qu’il est l’écho d’une sens qu’il a entendu. ».
« Le sonore vient ajouter l’élongation d’une trace insaisissable où tremble le passage de la vie — soit cela même dont le poème fait son matériau le plus propre ».
J’ai pensé, plusieurs fois durant le temps de la lecture de ce livre, à celui de Keith Basso, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert (Zones sensibles) qui étudie les liens entre espace et langue chez les apaches occidentaux en Arizona. Comme il est dit dans la préface de Carlo Séveri : « … un nom de lieu, en apache, est une image décrite par des mots. Il montre ensuite qu’un nom de lieu apache indique une direction du regard ». On retrouve ici, à la place du père du peuple des tupis-guaranis, celle de l’ancêtre qui n’est jamais qu’un père ancien, qui « occupant le lieu pour la première fois ce point dans l’espace, a « vu ainsi » le lieu, et l’a nommé tel qu’il le voyait ».
L’ancêtre n’a donc pas seulement marqué ce lieu d’un nom prêté, pour le distinguer d’autres lieux ; il y a aussi inscrit sa propre présence invisible dans la description verbale du lieu, puisqu’il y a, pour ainsi dire, transcrit son regard. Toute personne qui passe par là se met donc à la place de l’ancêtre. La parole qu’il ou elle énonce – le nom du lieu – est celle de l’ancêtre. Celui qui voit, et qui énonce le nom, voit donc le lieu à partir de ses yeux. »
On en revient au regard mais aussi à celui qui transmet, et à celui qui revient vers lui.
Là-bas, pas de nom de lieu, juste la description du lieu où l’on passe, évidemment mouvante puisque le paysage peut s’éroder, changer mais en même temps reste malgré tout reconnaissable. Où ni les dates ni l’Histoire n’existent, puisqu’elles ne sont que racontées et que chacun la raconte autrement.
C’est bien sûr un déplacement par rapport au propos de Jean-Christophe Bailly, mais il y reconnaîtra le parallèle et les possibles.
Tout est flottant.
Comme le battement d’une aile.
Isabelle Baladine Howald
Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase, Nous, 2020, 62 p., 12€
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