Dédié à Nous, comme en hommage à celles d’abord, puis à ceux, qui s’y reconnaîtront, avec un poème en italique et en exergue au début de chacune des cinq parties qui le composent — Je te cherche comme le fleuve, Le goût de la confiture, Rouge sur blanc, La constance des heures, Et arrivées au bout nous prendrons racine — récompensé par plusieurs prix et en partie paru en revue avant de nous parvenir, ce premier recueil de Kristina Gauthier-Landry, publié par La Peuplade en mai 2020, nous propose une succession de retours à ses origines, et aux nôtres par la même occasion.
« on t’a pourtant dit
où était le chenal
tu sais bien
où ça se creuse pourquoi
tu continues
on a commencé à croire que t’haïs pas ça
mourir »
A Natashquan, son petit village natal de pêcheurs de la Côte-Nord au Québec quitté il y a quinze ans, à l’écriture qu’elle pratique depuis l’enfance, mais aussi au besoin et à la possibilité du refuge et de l’exil qui se sont succédé, à l’absence des hommes et à la présence des femmes, mères et sœurs, à tout ce qui la, et nous, constitue de quotidien et d’universel, Kristina Gauthier-Landry consacre ces quatre-vingt poèmes-racines ancrés dans le corps et le paysage, qui puisent dans ce « nord hostile et fertile », terrain connu peuplé d’évidence, de silence et de malentendus.
« des villages entiers construits
sur tout ce dont
on ne parle pas »
Des tranches de vie et fragment d’histoires qui rhizoment dans l’esprit de la narratrice, de la lectrice et du lecteur, se déploient, se recroquevillent et se rejoignent au fur et à mesure des pages et du temps retrouvé, pour faire éclore puis égrainer les images, sensations et sentiments partagés autour de la mer et du givre, de l’absence des hommes partis au large. Ressouvenir-estran dont la profondeur affleure simplement, sans ressac ni ressentiment. Des pastilles poétiques qui fondent et filent, douces ou amères au goût, sous la langue et sur les papilles avec un même et premier ravissement.
« un sac de chips
un crush aux fraises
un tour de char
au dépanneur
une tresse française
tirer des roches
sauter du pont
descendre la côte
sans les mains
voilà la liste de tous les bonheurs disponibles »
Au-delà de la douceur, quelques constats et douleurs s’inscrivent en filigranes, ellipses, s’écrivent dans le blanc neigeux et bleuté des lignes, se mesurent en grammes à hauteur d’une enfance aux « joues de farine ». Rien de bien grave, juste la conscience différée des choses, heures et gens qui passent, dont le clair-obscur s’efface à la lumière de bonheurs fugaces qui retrouvent consistance dans leur renouvellement comme dans leur inventaire. Une ballade tendre et nostalgique qui n’exclut pas la possibilité de s’égratigner, surpris par l’affleurement d’un rocher acéré camouflé par le sable mouillé.
« de mère en filles
en filles
en fille
le désir de bien faire
semblant »
A la poésie belle et singulière de Kristina Gauthier-Landry se superpose celle d’une langue à la fois proche et étrangère, dont les emprunts se croisent ou se partagent (« aimer le mot anorak comme son propre frère »), avec son vocable (pourcie, sink, baloney, ski-doo) et ses toponymes (« musquaro, makatinau, napetipi, minai-nipi, washicoutai, pakuashipi, nétagamiou les plus jolis mots ne sont pas reliés par la route ») hérités de l’histoire, de la géographie et de l’usage.
« nous brisons le silence
pour nommer
les choses belles
je t’ai trouvée à genoux
de la terre partout autour du soleil
barbouillait ton visage
d’éclaircies
il nous faudra devenir
navigatrices »
Un premier recueil marquant, beau et attachant, qui nous parle par-delà la distance et l’océan grâce à La Peuplade, maison québécoise dont les livres sont distribués en France depuis 2018, et qui sert avec une belle attention à la forme et au fond l’identité et le territoire particulier qu’elle incarne.
Eric Darsan
Kristina Gauthier-Landry, Et arrivées au bout nous prendrons racine, La peuplade, 2020, 128 p., 15€.
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