CLAUDE OLLIER ET LE CINÉMA
Après avoir publié au printemps dernier, un essai sur Claude Ollier, le dissident secret, Christian Rosset a réuni et présenté, aux éditions Les Impressions Nouvelles, Ce soir à Marienbad, recueil de chroniques que Claude Ollier a tenues sur le cinéma. Jusqu’à cet ouvrage, les lectrices et lecteurs qui voulaient connaître les critiques que Claude Ollier écrivit sur le septième art, se reportaient au volume de 1981, Souvenirs écran, publié par Jean Narboni, dans la collection « Cahiers du Cinéma Gallimard ». Ce premier ouvrage était présenté par Ollier lui-même comme « un choix » (Souvenirs écran, p.10). Et, quand on le relit aujourd’hui, il saisit par sa cohésion, sa cohérence et sa composition. Christian Rosset, dans la préface à Ce soir à Marienbad, fait un point sur ce premier choix et sur toute l’histoire des relations que Claude Ollier entretint avec le cinéma. Comme Ollier lui avait demandé en 1979 d’avaliser l’anthologie qu’il avait composée pour Souvenirs écran (dont le titre est un clin d’œil à Freud), Rosset, qui aujourd’hui connaît l’œuvre d’Ollier comme personne d’autre, était le mieux à même de mesurer ce qu’avait signifié ce choix premier et pourquoi il fallait revenir dessus et donner à lire les textes qui n’avaient pas été retenus alors. Il le fait avec précision, clarté et juste la distance qu’il faut pour que ce soit vivant.
La préface de Ce soir à Marienbad n’en reste pas là. Elle revient sur l’importance des liens entre l’écriture d’Ollier et le cinéma, au-delà de ces notes et chroniques tenues de 1958 à 1968. Rosset rappelle qu’Ollier fut par trois fois co-scénariste et montre que dans les volumes du journal mais aussi dans certains incipits, comme celui d’Aberration, le cinéma est un langage toujours actif dans l’écriture d’Ollier. Jusqu’à la fin de sa vie, le cinéma a été vécu comme au présent : « Chez lui, nous sommes toujours ce soir, comme à Marienbad, manière de dire qu’on lit – qu’on regarde, qu’on écoute – toujours au présent, mais un présent non replié sur lui-même et ayant vue […] sur ces zones non cartographiées où toutes les pistes potentiellement ouvertes n’ont pas encore été frayées. » (p.30). On se souvient, bien évidemment, que La Mise en scène, première fiction publiée d’Ollier (Prix Médicis, 1958) tourne autour d’une zone non cartographiée du Haut-Atlas.
Les textes publiés dans Souvenirs écran comme dans Ce soir à Marienbad courent donc sur la même période. Les premiers articles du premier livre ont été publiés dans La Nouvelle Revue française, au début de 1959. Le premier de Ce soir à Marienbad avait paru dans la même revue en novembre 1958. Et Claude Ollier n’a rien écrit directement sur le cinéma après 1968, à l’exception d’un article sur Josef von Sternberg, daté de 1970 et publié à Londres en 1980 avant d’être repris dans le volume Nébules (Flammarion, 1981). C’est le dernier texte d’Ollier dans Ce soir à Marienbad.
On ne peut pas dire que le présent ouvrage modifie la perception qu’on peut avoir du type de critique que Claude Ollier composait. L’économie du récit, la construction des images, l’intérêt porté à la lumière et au son : tout participe d’une écriture qui demande au cinéma de surprendre le public sans jamais abuser d’effets faciles. En ce sens, Ollier montre comment le cinéma peut prendre possession des liens qui se tissent entre l’image et les spectateurs. On n’est évidemment pas loin de ce que son écriture nomme ailleurs liens d’espace.
La critique d’Ollier est toujours une écriture d’invention qui s’appuie sur une maîtrise insoupçonnée des effets que les mots peuvent avoir sur une page. Elle renvoie également à ce que l’introduction de Souvenirs écran nomme (p.10) : « Fascination des films, jeux d’écriture et d’enfance ».
Une fois que ceci est établi, on peut examiner à loisir la richesse de Ce soir à Marienbad. La pile des textes laissés de côté en 1979-1981 est loin d’être un fond de tiroir. Il y a des textes qui peuvent déstabiliser le lecteur. Ollier n’avait pas aimé Misfits de John Huston (1961) et il trouve qu’Eva de Losey (1962) est un film où « le meilleur côtoie le pire » (p.115). L’exercice de la chronique conduit à des jugements que Souvenirs écran avait passé sous silence mais qu’il est aujourd’hui intéressant de relire et de mettre en perspective.
D’autant qu’il y a, dans Ce soir à Marienbad des textes essentiels qui touchent par l’acuité du regard d’Ollier sur le cinéma, acuité qui confirme chez lui cette réelle fascination pour les films. En cela, le volume réuni par Rosset est un prolongement indispensable à celui édité par Les Cahiers du Cinéma et Gallimard.
Ainsi par exemple, François Truffaut n’apparaît dans Souvenirs écran que dans une chronique consacrée à Lola de Jacques Demy, parce qu’au programme, deux courts métrages étaient projetés : Charlotte et son Jules de Godard et Une histoire d’eau de Godard et Truffaut. Le texte de cette chronique soulignait à propos de Truffaut : « la petite grammaire nouvelle du langage cinématographique ». Et puis, c’est tout. Dans le présent volume, Truffaut revient à deux occasions. Pour Les Mistons, tout d’abord, l’un des premiers courts-métrages du réalisateur tourné en 1957 et sorti en 1958. Ollier constate : « le sentiment de fraîcheur et de nouveauté est indiscutable » (p.36). Autrement dit, il a vu toutes les potentialités de Truffaut, avant que celui-ci ne soit connu. Alors on se précipite sur la chronique consacrée à Jules et Jim, lors de sa sortie en 1962. Et l’on tient une critique qui pourrait être publiée aujourd’hui. Pour Ollier, le film est un modèle d’adaptation d’un roman : Truffaut et Jean Gruault « ramassant les épisodes, élaguant ici, ajoutant là […] ont réalisé ce tour de force de rester exactement dans le ton du livre tout en en multipliant le charme, en approfondissant le sens du tragique. » (p.93). Cela permet à Claude Ollier d’analyser, notamment à partir de l’utilisation de la voix off dans le film, les trois principaux modes de la durée dans Jules et Jim : présent, imparfait, passé-simple, dit-il. Celle ou celui qui fait l’effort de reprendre le film de Truffaut aujourd’hui tient le secret. La chronique est un bonheur d’écriture actuel. Elle éclaire aussi sérieusement la manière d’écrire de Claude Ollier dans ses récits.
Il en va de même pour la totalité des présentes chroniques, même si certaines ne conservent une vraie actualité qu’au prix d’une recontextualisation. Chris Marker, n’était, ainsi, pas mentionné dans Souvenirs écran, il apparaît dans Ce soir à Marienbad pour Lettre de Sibérie (1958) et Cuba Si (1961). On se souvient que le premier est un documentaire qui, mélangeant les genres, balaie tous les discours – depuis l’éloge du régime socialiste jusqu’à la diatribe contre le collectivisme, en passant par un dessin animé et une fausse publicité (sur le renne). Claude Ollier saisit cette multiplicité qui « a toutes les chances de dérouter le spectateur non prévenu, toutes les chances aussi de très vite l’étonner et le séduire : c’est donc exactement ce qu’il est en droit d’attendre d’un cinéma sensible et intelligent. » (p.40) On comprend, en fait, que ce qui tient l’attention d’Ollier pour les films, c’est manifestement tout ce qui permet, par la narration cinématographique, de dérouter les spectatrices et spectateurs. Exactement comme, à la même époque, son écriture narrative vise à traverser le romanesque pour s’en détacher. Les chroniques d’Ollier datent, je le répète, de 1958 à 1968 ; les récits qu’il a publiés à ce moment – La Mise en scène (1958), Le Maintien de l’ordre (1961), Été indien (1963), et L’Échec de Nolan (1967) sont dans la suite fictionnelle Le Jeu d’enfant ceux par lesquels l’écriture traverse le romanesque avant de toucher à autre chose.
Le cas de Cuba Si est plus intéressant encore. Paru en 1961, il défend la révolution castriste qui, on le rappelle, a commencé en 1953 mais n’a abouti qu’en 1959 au renversement du régime de Battista. C’est dans cette actualité qu’Ollier sait que Marker a tourné. Et cette actualité en France – la chronique est de 1964 – se double du fait que la censure gaullienne a interdit le film. Cette censure qui fait partie d’un réel qu’on espère encore sidérant en 2020 motive l’analyse d’Ollier qui défend un film – une grande partie est un entretien avec Fidel Castro – dont l’objectif est « bien moins de montrer, de traiter des multiples aspects de la lutte que d’en faire sentir la nécessité, d’en évoquer le caractère inéluctable, irréversible » (p.133) Double engagement donc qu’il faut se garder d’apprécier avec le regard de 2020 pour comprendre la dynamique du regard de l’écrivain. Ce qui l’intéresse encore, c’est en termes de récit ce qui chez « Marker a provoqué la confrontation. Son œuvre est fragile, bien des transitions s’effritent, ses alligators à l’affût nous gênent, malgré tout son mouvement est net, assuré. Et c’est son meilleur film, parce que le plus nécessaire » (p.134), nécessité qui n’était pas au goût de Roger Frey (ministre de l’intérieur), Jean Foyer (Garde de Sceaux) et André Malraux… On n’oublie pas, alors, que Robbe-Grillet (en 1961, justement) avait refusé au Maintien de l’ordre l’édition chez Minuit, sous prétexte de l’engagement du texte (contre le colonialisme, notamment).
Les chroniques de Claude Ollier participent de la même écriture que ses récits, avec une différence essentielle que souligne la préface de Rosset et qui concerne la temporalité. Les chroniques sont un « contrepoint de la plus que lente élaboration de son œuvre romanesque » (pp.-10-11, avec un clin d’œil à Debussy). Et Ce soir à Marienbad permet de lire des réflexions qui suscitent toujours la pensée des lectrices et lecteurs sur bien d’autres réalisateurs absents de Souvenirs écran : Douglas Sirk, Kon Ichikawa, Armand Gatti, Michel Deville, et Nico Papatakis, notamment.
Cependant deux textes se détachent d’une manière absolue pour moi. Celui qui à la fin de l’ouvrage est consacré à Josef von Sternberg, « Aquarium » et celui qui a fait, pour Rosset, le titre et la couverture de l’ouvrage : « Ce soir à Marienbad ».
Il y a dans Souvenirs écran une analyse exceptionnelle de La Saga d’Anatahan que toutes celles et ceux qui aiment le cinéma doivent s’empresser de lire : « Une aventure de la lumière ». Le titre seul dit la force agissante de ce texte qui invite le lecteur à se « laisser captiver par cette lumière aventureuse tandis qu’elle frappe, cerne, réfléchit et transperce » (Souvenirs écran, p.295). Jamais peut-être une critique cinématographique n’a été aussi proche de la précision d’un poème en prose. Et cette même impression de saisie globale d’une œuvre surprend dans « Aquarium » qui envisage l’œuvre de Sternberg comme « interrogation du monde à travers ses manifestations les plus assurées » (p.216) Un tel texte donne envie de revoir de manière urgente les œuvres de ce réalisateur. Il se lit aussi, pour moi, comme un poème en prose.
Enfin, Ce soir à Marienbad est sans doute la chronique qui, dans tout cet ouvrage m’a le plus étonné. Film de Resnais sur un scénario de Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad est une œuvre qui avait totalement séduit Claude Ollier, lors de sa sortie en 1961. Et c’est la brouille entre les deux auteurs du nouveau roman qui explique le fait que cette chronique n’apparaisse pas dans le premier volume. L’analyse d’Ollier est détaillée, elle court sur vingt pages et souligne l’essentielle nouveauté de ce film qui, dans son rapport à l’espace, sollicite « ouvertement la participation du spectateur à l’histoire, en lui demandant de façonner lui-même un mouvement dramatique » (p.81). Elle est donc à la fois une page vivante de la critique cinématographique et un moment clé de l’histoire du récit dans la littérature française des années 1960.
L’ouvrage s’achève sur un entretien entre Jean Narboni et Emmanuel Burdeau qui revient sur Souvenirs écran et complète cet exercice qui consiste à comprendre ce que fut la critique cinématographique pour Ollier : une critique qui parle du cinéma dans un rapport au langage extrêmement affûté, ludique et précis. C’est ce qui doit conduire les lectrices et lecteurs de Poezibao à lire Ce soir à Marienbad et Souvenirs écran, si ce n’est pas déjà fait.
Alexis Pelletier
Claude Ollier, Ce soir à Marienbad et autres chroniques cinématographiques. Textes réunis et présentés par Christian Rosset, Les impressions nouvelles, 2020, 246 pages, 19€
Claude Ollier, Souvenirs écran, Cahiers du Cinéma / Gallimard, 1981, 312 pages, 13,75€.
Extrait
Prison – Ingmar Bergman
Voici la clef de l’œuvre de Bergman, proclame la publicité. Clef philosophique, s’entend, et peut-être Prison est-il effectivement quelque chose de ce genre, dans la mesure où l’auteur – c’est son sixième film, mais le premier qu’il réalise sur un scénario original de son cru – y expose sans fard une vue systématique du monde, dont les éléments se retrouvent épars, non moins cohérents, mais plus librement mêlés, plus dilués et nuancés, dans tous ses autres films, encore que le pessimisme continu, le nihilisme à peu près total de Prison soient plus caractéristiques de ses anciennes œuvres que des récentes : il y a ici comme une volonté de faire table rase, de descendre délibérément au point le plus noir et le plus négateur, seul point de départ valable pour d’éventuelles acquisitions ultérieures.
Mais il y a plus instructif : en effet, tout est réuni ici, qui pourrait noyer l’expression cinématographique sous les flots conjugués de la métaphysique, du mélodrame et de la littérature : exposition, dès la première séquence, d’une thèse ontologico-morale banale (le diable, le mal omniprésent, l’enfer sur terre, la damnation quotidienne) dont on sent bien qu’elle sera développée séance tenante ; construction ouvertement rigide, comportant un faisceau de symétries tout à fait prévisibles ; dévoilement proprement psychanalytique du subconscient de l’héroïne ; longue description surréaliste d’un rêve, etc. Or toute cette structuration a priori suspecte s’efface sans peine derrière la mise en forme de la matière existentielle à laquelle elle donne naissance, derrière le « simple » déroulement des images qu’elle a contribué à susciter. Une invention constante au niveau du plan et de l’enchaînement des plans crée une réalité dramatique et plastique pratiquement autonome, tributaire de la seule présence des êtres et des choses qu’elle anime : visages, gestes, mimiques, décors, objets s’imposent d’emblée, prennent le pas sur la finalité générale du système, acquièrent très vite un sens propre, indépendant des significations d’ensemble qu’on leur prête. Certes, les significations « extra-visuelles » subsistent au bout du compte, mais le « donné à voir » s’offre nanti d’un tel pouvoir de conviction qu’elles ont tendance le plus souvent à s’éclipser et finissent même par paraître superflues, comme si elles ne jouaient d’autre rôle que celui d’hypothèses de travail, de valeurs imaginaires aidant à résoudre le problème.
Bien sûr, il doit en être ainsi de tout bon film, et spécialement de tout bon film « à thèse », mais le phénomène est ici d’autant plus frappant que les hypothèses initiales sont plus lourdes et leur publication plus tapageuse. Réussir à faire perdre de vue, dès les premières images, un programme aussi chargé et à ne plus intéresser que par sa mise en œuvre pratique constitue un tour de force exceptionnel.
Il en va de même, à un degré moindre, de tous les films de Bergman, où la littérature et la philosophie, que certains dénoncent avec mépris, ne sont jamais que tremplins, sources d’agencements d’images et de variations sur ces agencements. De façon plus générale, il n’y a aucune raison pour que le cinéma, ayant conquis la parole, y renonce au nom d’une spécificité qui se ramène, à y bien réfléchir, à l’irrécusable objectivité de l’image, c’est-à-dire de la photographie. Tout système ingénieux de relais entre la parole et l’image ne peut que renforcer l’expression cinématographique (il est important de noter à ce propos que certains très beaux films muets sont, par le jeu des intertitres, tout aussi « bavards » et « littéraires » que ceux de Bergman).
Il y aurait bien d’autres remarques à faire sur Prison : l’utilisation très parcimonieuse de la musique, et à bon escient ; l’efficacité de très légers déplacements de points de vue, des très légers mouvements latéraux de la caméra ; l’utilisation du visage de Doris Svedlund…
L’essentiel était, nous semble-t-il, de souligner ceci : Bergman parle, et fait parler ses personnages autant qu’il lui plaît, autant qu’il lui semble utile qu’ils parlent, vu qu’il dispose d’un cinéma parlant. Mais il ne faudrait pas conclure qu’il ne saurait se passer de la parole : tournant quarante ans plus tôt, Bergman aurait réalisé d’admirables films muets. (NRF, juin 1959)
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