La nature est. On n’y échappe pas. Elle est partout, dehors, en nous, dans les corps, les choses de la matière, comme dans les consciences, tous les actes, tous les mouvements et tous les instincts. Elle est cette belle et parfois effrayante ronde qui nous est offerte sans que nous sachions comment et d’où. Ce grand bal du grand réel que nous vivons, dansons, raillant, abhorrant, raisonnant, chantant et pleurant si souvent indistinctement, dans une étonnante, aveuglante simultanéité.
Ce très beau livre de Jean-Claude Pinson vient après son Habiter en poète (1995), Sentimentale et naïve (2002), À Piatigorsk, sur la poésie (2008), Poéthique. Une autothéorie (2013) et des essais de moindre ampleur quoique toujours aussi pertinemment centrés sur les grandes questions qui foisonnent au cœur de tout acte d’écrire. Pastoral pousse plus loin, de façon très ouverte et, dirait-on, plus urgente, l’exploration des rapports du poétique – le pourquoi qui le propulse, le quoi qu’il fonde et génère, le comment qui l’énergise – à la terre, cette vaste et si délicatement puissante chose vivante que nous habitons, humblement ou orgueilleusement, consciemment ou machinalement, et dont nous dépendons sans toujours bien saisir les devoirs et responsabilités qu’impliquent peut-être cette habitation et cette dépendance. Si, partout dans ce livre, surgissent fatalement de pressantes questions morales, son auteur évite tout moralisme. Règnent plutôt une grâce perceptive, une caresse de tout ce qui montre à quel point la poésie, sans qu’on en apprécie toujours la force et la subtilité, a toujours compris le pacte qui la liait à la nature, aux ‘choses du simple’, disait Bonnefoy, cette appartenance aux mille et une spécificités du réel, ‘ici et maintenant’, ce que Titus-Carmel nomme notre ‘présence au monde’. Nous sommes non seulement des êtres vivant, fonctionnant, écrivant au sein de ce qui est, d’une étance qui en excède tous les signes, mais nous sommes aussi certains de ces signes mêmes. Bien sûr, une telle logique reste contestable et Pinson souligne ce qu’il appelle la dimension ‘ontalgique’ du poétique, ce qui mine et impossibilise l’idée d’une appartenance transcendante à ce qui est. Sentiment intime de la nature, questions d’un sacré ‘dé-divinisé’, d’un ‘matérialisme lyrique’, d’un ‘continuum ontologique qui relie la réalité sensible et les facultés poétiques’, la poésie comme ‘écologie première’ parce que, quelque part, inséparable de l’‘archi-mouvement de la Vie’ – voici, par exemple, des facteurs que creusent, toujours avec concision et aisance, les quelques pages consacrées à la vision poétique de Leopardi. Les réflexions d’Agamben, de Hegel et de Badiou sont à leur tour examinées dans le contexte de l’analyse de la pertinence du ‘musaïque’, d’un lyrique ‘oblique’, du conceptuel, du ‘carnavalesque’, contexte où entrent en scène l’œuvre de Bonnefoy et celle de Prigent.
Tout ce qui précède constitue le premier volet d’un argument, souple, fluide, aucunement contraignant quoique motivé, enthousiaste, que les cinq volets qui suivent chercheront à approfondir et orienter vers des considérations parfois inattendues mais toujours justes. C’est ainsi que la muse moderne, croyant trouver souvent ‘obsolescente’ l’inspiration de la nature, la déplace vers les grandes villes et souvent ces microespaces que sont les jardins publics ou les rives de grands fleuves ou, plus loin, les bords de mer; ainsi que les poétiques du négatif et de l’illusion du fusionnel sont obligées de lutter avec celles de la ‘naíveté’, d’une sensibilité intuitive qui ne refuse pas le ‘sentimental’ tel que Pinson l’avait déjà évoqué en 2002, puisant dans les écrits de Schiller. Bref, le bucolique ose résister au cœur des forces qui semblent vouloir s’en débarrasser. Les ‘hymnes’ que la poésie moderne sait persister, obliquement ou même plus ouvertement, à déposer sur l’autel de Gaia, ne disparaissent pas sous l’assaut des penseurs de la ruine planétaire. Si la promesse hölderlinienne d’une ‘habitation poétique’ s’avère en quelque sorte compromise, elle semble toujours hanter, presque fatalement, l’imaginaire de beaucoup de poètes modernes et contemporains. Nos rêves refusent de mourir si facilement, se complexifient certes, cherchent à équilibrer déception et espérance, lucidité et détermination, l’élégiaque et un fragile mais résiduel et même refondateur désir idyllique.
Quant aux questions de la forme, de la prosodie qui caractérise la poésie moderne et contemporaine à la suite de la ‘crise de vers’ mallarméenne, Jean-Claude Pinson montre à quel point le rapport à la ‘nature’, à la terre, aux choses qui sont, malgré une certaine dérive vers l’abstraction, vers un certain littéralisme, vers un formalisme que propulsent l’ironie et le scepticisme face au lyrique – à quel point ce rapport reste important. Et, effectivement, une pure figure, un mot purgé de tout ancrage, tout enracinement, tout sens, s’avère pure illusion. Divorcer du métaphysique, de l’anthropologique, de toute énergie lyrique qui coule dans les veines et dans l’esprit et le cœur, de tout ce qui hante fatalement tout mot, tout symbole, n’est pas si simple. ‘L’énergie énonciative’ trouve ses origines mêmes dans ce qu’il faut bien appeler la nature, les corps, les cellules et leurs rythmes. Cette energeia est ce qui est, tout ce qui est, nolens volens. Elle est, quelque part, nature, dirait-on.
Le livre finit par insister sur certains aspects de la poésie que nous avons peut-être tendance à sous-estimer quant à leur pertinence ‘écologique’ au sens large du terme : la dimension, comme disait il y a longtemps Reverdy, intrinsèquement ‘politique’ de la poésie dans ses rapports au monde; le contraste entre la vitesse, la hâte, la dépersonnalisation qui caractérisent les activités économiques et même sociales de notre modernité et une ‘temporalité végétale’ qui, comme l’acte poétique, nous parle de ralentissement, de patience, d’être plutôt que d’avoir; les tensions entre une certaine atmosphère ‘catastrophiste’ qui règne aujourd’hui et le caractère méditatif, philosophique que la poésie tend à encourager; les possibilités, mais aussi les dangers, qu’offre une poésie cherchant à se considérer comme un refuge dans un monde conflictuel plutôt qu’un poste d’où résister, agir, combattre – et nombreux sont les modes qui permettent cette vigueur, Jean-Claude Pinson citant les cas de Survivance des lucioles de Didi-Huberman, de Grand-Monde d’Aurélie Foglia, de La Sauvagerie de Pierre Vinclair. Le ‘poétariat’ dont parle Jean-Claude Pinson est conçu dans l’optique d’une poétique du dehors, d’une créativité ouverte sur le monde, éludant le narcissique, épousant une vision communale, collectivement motivée et librement diversifiée dans les modes de son faire; il peut devenir un ‘poétariat comme féminariat’ pour transformer ce que nous sommes et faisons ensemble, un ‘pastoraliat’ honorant ce que nous offre de vitalisant, de beau, de prometteur et de possibilisant une terre peut-être compromise mais puissante au-delà de nos conceptions, souvent trop faibles.
Un très beau et très sage cri du cœur chanté, Pastoral nous encourage à penser et vivre poétiquement dans tous les sens, explorant toutes les formes de notre créativité, notre poïein.
Michaël Bishop
Jean-Claude Pinson, Pastoral. De la poésie comme écologie, Champ Vallon, 2020, 181 pages, 18 euros.
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