Ici on part de poèmes d’auteurs algériens (cités en fin de livre), ceux consultés à la bibliothèque du centre des Glycines à Alger, en novembre 2006, lors d’un séjour effectué grâce à une bourse Stendhal. Les poèmes de ces auteurs ont allumé une étincelle, ont suggéré un mot, une phrase, ont lancé une idée sur laquelle rebondir tout en faisant écho au vécu quotidien d’Isabelle Pinçon.
Ici on se promet un voyage, une plongée intime vers l’intériorité à partir des souvenirs plus ou moins racontés par les gens rencontrés, à partir de discussions fraternelles qui ont conduit au constat douloureux de la liberté empêchée, de la paix introuvable, un constat qui de plus en plus pèse lourd. Mais Ici parfois aussi, soit on ne peut plus, soit on ne sait plus, soit on ne veut plus parler…. alors écrire est la réponse d’Isabelle Pinçon.
Ici on ne lit rien comme déjà lu dans les livres d’Isabelle Pinçon, parce qu’appartenant à la part « étrangère » de l’auteure, celle née en Algérie en 1959… On l’aura compris elle n’y a pas vécu bien longtemps, pas assez pour graver des souvenirs et des paysages dans sa mémoire de façon consciente. Et pourtant, comme souvent il arrive aux personnes ayant dû le quitter, le besoin de retourner sur ce lieu de naissance, qui pour le lecteur en l’occurrence se nomme Ici Algérie.
Ici (page 6) : « Dans le blanc / le long temps des vivants / Le rouge fait mouche ». Quelque chose du dormeur du val de Rimbaud dans cet énoncé. Et l’on passe à la page 7 en se demandant si l’on n’entre pas dans un tableau impressionniste, si le dormeur n’est pas plutôt une dormeuse sur la plage pour qui la page devient surface de la mer.
Ici l’on ressent une atmosphère menaçante, une ambiance de couvre-feu, un climat de guerre : quelque chose d’énigmatique où pèsent l’attente, les représailles, les épreuves, le secret, la liberté confisquée, la lapidation, l’enfermement physique et psychique … On devine seulement car rien n’est dit et cependant : « Fil de lumière /Filet de sang » se succèdent page 7 avec plus bas « le goût des hurlements ». Alors impossible de ne pas penser à la torture, à l’assassinat, et l’on comprend que l’auteure est habitée par ces cauchemars infernaux (au sens de Dante), par ces scènes où l’on tente de faire « cracher le morceau », et qu’elle aura pour mission de faire savoir, de témoigner, puisque « ton corps s’est figé », que « les corps sont tordus de haine ». Désormais la voix d’Isabelle Pinçon sauve les souvenirs du naufrage de l’oubli jusqu’à imaginer qu’au bout du processus entamé, il puisse se trouver un homme « sans la peur / Assis sur la fenêtre d’indolence / Comme un chat s’ouvre au soleil ».
Ici la vie se poursuit, on espère en des jours meilleurs, mais le traumatisme subi entraîne des dommages et des pertes, une impossibilité de dire, entraîne une peur chevillée aux corps. D’où l’importance pour l’auteure de « remettre ses lèvres dans l’encrier ». Il faut passer à l’écrit, déposer sur la page pour alléger les victimes de leurs douleurs.
Ici il est très important de ne pas oublier. De garder contact avec l’histoire c’est-à-dire avec les morts en les considérant comme d’anciens vivants, donc traces et présences toujours là, avec leur sens du devoir, de l’urgence, de la nécessité, qu’ils nous lèguent. De même qu’il est important de garder contact avec les poètes et d’écrire après eux afin de perpétuer le mouvement qui fait qu’il n’y ait pas de point final mais une évolution permanente … Ici il s’agit d’un trajet avec passage de témoin, une course de relais « sur un territoire de durée ».
Ici « Les vignes sont en prière » et l’on fait le rêve de refaire le pays tel qu’à l’origine, dans sa simplicité et à son potentiel maximum : que rien de son identité ne soit perdu. Une identité symbolisée par la vigne, une vigne « nouée à la terre », et dans cette image de piété l’on comprend que vignes et humains suivent une même destinée.
Ici , racontées en divers langages, devinées, intuitées, les tristes histoires se concluant par une mort réelle infligent une mort symbolique aux vivants, tous-tes, qu’ils soient auditeurs-trices, lecteurs-trices, auteurs-res ou autre chose encore.
Ici « Le vide avant le mot fera trébucher la poésie ». Ici « Il faudrait un cri qui se déplace / Avec la trajectoire des mots ». Une sensation aigue de perte, une forme de cohérence qui manque comme manque une correspondance entre son et sens, et nous voilà introduits dans l’univers de la pauvreté qui grignote petit à petit l’esprit et le corps, et pauvreté pas que matérielle. Aznavour chantait « il me semble que la misère serait moins pénible au soleil. » Mais sur le port d’Alger comme ailleurs, la misère est insupportable.
Ici une écriture par flashs, des visions éphémères, de brèves saynètes, des métaphores, des parallèles, des symboles où les mirages du désert renferment des sources de mots « pour alimenter l’oasis », oasis mentale en tout état de cause.
Ici un vélo roule, il n’est pas au plafond comme l’araignée de nos têtes mais il est « fou » dans le sens d’indigné, de non résigné, d’utopiste, il est « insurgé » dans un pays où beaucoup a été détruit, sauf le vent qu’on ressent comme « miraculé ».
Ici on a foi en la poésie qui est un recours pour accéder à une compréhension ou du moins une connexion avec l’énigme, le mystère. Mais les doigts qui tracent les lettres gênent, empêchent de voir le tout, un peu à la façon dont le bout de l’index pointé empêche l’idiot de regarder la lune désignée par le sage, aussi il conviendrait dans le geste d’écrire, de disparaître… Cela seul vaudrait pour pouvoir de bon droit se dire poète. L’idée de la transgression allant de pair avec la folie, fait entrevoir un échiquier où le « royalement » sauve l’échec du fou, et où le follement met en échec le roi, au minimum l’expose dans sa vérité.
Ici, une réparation est imaginée, écrite, qui passe par une relation amoureuse et par la liberté. Une façon pour Isabelle Pinçon de dire, sans rien revendiquer ou réclamer, combien elle aime ce pays. Une réparation, envisagée possible dans la sphère personnelle, quand pourtant à l’échelle collective la conscience est vive de l’irréparable commis, au-delà du guérissable, et que l’on se doit d’être « terriblement fort » pour trouver les mots « qui sonnent juste ».
Ici l’on est page 38 et l’on se croirait devant un tableau peint ensemble par Chagall et Matisse : « On entendait vivre les anges / La liberté devenait presque une danse / Si bien qu’on ne pouvait jamais oublier le ciel. » Mais page 43 toute la place est pour le noir et la guerre, comme dans le Guernica de Picasso.
Ici Algérie. Ici le malheur comparé à « Une lumière grise presque solide. » Ici celle ou celui qui habite dans ses livres paie le prix d’une expérience terrible, dramatique, traumatisante, car témoigner dans les livres enferme quand on a soif de lumière et d’un ciel interne dégagé des gros nuages orageux de la guerre. L’oubli serait solution de confort et de facilité. Pourtant une note d’espoir, car la vie continue comme on dit, qui permettra, avec la distance mise, de dire ce qu’il est salutaire et nécessaire de dire. Car Ici on raccommode ses chaussettes comme on raccommode les trous de l’histoire. On ravaude, on rapièce et l’on offre des mots de fraternité partagée dans l’abondance et la bienveillance. La parole alors circule et apaise, soulage. Et permet de fermer une parenthèse, de s’en retourner « ailleurs ». Un ailleurs où l’on vit désormais, où Isabelle Pinçon écrit des livres qui tous parlent de son rapport au monde, de sa manière de cultiver l’étonnement ainsi qu’elle l’explique dans l’entretien qui suit les 50 fois un poème.
L’ouverture d’Ici Algérie, pour qui a lu les précédents ouvrages d’Isabelle Pinçon, désoriente passablement, mais à la fin de la lecture on se dit que le regard posé est bien celui qu’on aime reconnaître au fil de ses livres. Pour finir, ce dernier livre s’inscrit dans la cohérence de son œuvre qui laisse le goût de l’honnêteté foncière, celle qui pousse Isabelle Pinçon à chercher en elle-même, et sans se mentir, les mots qui dégagent son horizon et l’inscrivent dans un monde complexe qu’elle fait sien par ce geste de com-prendre. L’écriture lui est le résultat d’une digestion de faits, de choses vues, lues et vécues, imaginées et entendues qui l’interrogent et la surprennent aussi parfois, qu’elle partage avec nous : quelque chose d’intime au caractère universel, délivré par sa voix inimitable, attachante, au timbre si particulier, c’est à dire empreint de fraîcheur, mais sans (fausse) naïveté, sans prétention jamais.
Béatrice Machet
Isabelle Pinçon, Ici Algérie, Cinquante fois un poème éditions la Passe du vent, 10 euros, 75 pages. Sortie novembre 2020.
19
Laissez-nous mûrir tranquillement
Trop d’histoires faites sans nous
Il faudrait un cri qui se déplace
Avec la trajectoire des mots
28
J’embrasse un homme
Sûre de ne pas manquer le baiser
Je le fais et chaque fois c’est pris
Nous restons dans le pays aimé des oliviers
Nous pouvons grandir sans permission
Agrippés aux torrents de nos mains
Les lèvres mouillées feront des livres
30
Toi derrière la porte en tenue blanche
Les pieds nus
Le ventre affamé
Le froid posé à la source de tes yeux
Tu m’attendais
Tu m’attends dans le sable
Les mains jointes sur la poitrine
Les cheveux défaits
Si beaux
Tellement noirs
Comment retirer ta blessure
La crevasse qui fend la terre de tes ancêtres
Aucune invention ne peut ranimer l’âme
Même si mes lèvres reviennent
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