Poezibao publie aujourd’hui un ensemble autour du dernier livre de Camille Loivier, une note de lecture d’Antoine Bertot et dans l’anthologie permanente, un choix substantiel d’extraits choisis par Ariane Dreyfus.
nul besoin de se cacher quand on n’existe pas plus
qu’une ortie écrasée
nous ne sommes rien on ne compte pas
(nous les plantes reléguées au rang de plantes
qui n’avons rien à dire pas d’être non plus
et qui recherchons inlassablement ce retrait cette mise à l’écart)
pas un regard ne se pose avec attention
les regards que l’on croise sont vides
est-ce que nous n’existons pas est-ce qu’ils ne voient pas
on prend notre place le rôle qu’on nous alloue
n’est pas le nôtre cette beauté n’est pas la nôtre
je ne sais pas ce que vous voyez
c’est alors que nous confions aux champignons notre mémoire
car au fond de la terre ils se souviennent
( )
les plantes ne viennent pas vers nous
elles restent sur leur garde
nous ne les comprenons pas
il est si facile d’exercer une pression sur elles
mais c’est alors qu’on ne peut plus les atteindre
– approchez-vous et tout simplement nous vous accueillons -
parfois on ne les voit même pas
(personne ne nous les présente)
elles sont là très humbles
mais il suffit que l’on nous laisse seule avec elles
le dedans un peu retourné vers le dehors –
pour que l’on perçoive leur vie
entière à côté
elles savent parfois nous rappeler du fond de nous- mêmes
comme le peut un livre, une lettre sur une feuille de papier
(on est au fond des âges et le temps se soumet)
(rentrer dans la terre)
plutôt que d’être abandonnée
sur le dessus
se sentir engloutie, aspirée
(voir)
– le cognassier a fleuri dans le jardin clos –
où plus personne ne va
que personne ne voit fleurir
pas besoin du regard
on peut passer inaperçue
et continuer à vivre
(plante araignée)
la plante araignée cette fois semble sèche
l’air de dire j’en ai assez assez souffert
on ne sait pas pourquoi, elle a pourtant de la lumière
le peu d’eau aurait dû lui suffire surtout dans le froid
quel que fût l’emplacement, elle ne se plaisait pas
j’ai senti dans ce manque de joie à vivre
un rejet – elle nous en voulait
l’eau que je lui versais la terre l’avalait goulûment
comme pour ne rien lui laisser
(l’ancolie)
par son nom d’ancolie nous pénétrons sur le territoire
de la dépression
ce sont des teintes pâles, confinées, respirant à peine et
pourtant elle porte le bonheur des rêves
neurasthénique le printemps la blesse
quand elle s’épanouit pour aussitôt défleurir
elle porte un lointain goût doux-amer
le fantôme de soi entrevu quelques secondes
et qui ne reviendra pas
( )
nous reprochons aux plantes de ne pas nous écouter
elles sont des psychanalystes endormis sur leur chaise
qui ne prennent même pas de notes attendant
que soudain un mot incongru « vase» « parenchyme »
« bouture » les réveille
il semble alors qu’elles comprennent quelque chose de nous-mêmes
que nous ne comprenons pas
(l’aulne)
l’aulne amputé ses tronçons soulevés vers le ciel
jette dans l’air un froid
sur les branches coupées par terre en tronçons
dans le bruit mat de leur empilement
les feuilles miniatures d’une même fraîcheur vivante
poussent sans savoir
j’ai collé ma joue contre chaque tronc scié
aux cernes rouges
j’ai posé ma main sur chaque blessure
caressé longtemps les nervures
l’arbre s’est souvenu
des fleurs posées sur ses troncs coupés
(le pommier)
on ne peut rien pour la branche du pommier
tombée à la fin de l’hiver
au bas de l’eau
l’offrande de son bouquet de fleurs
blanche et rose
innocente à la boue
Camille Loivier, Cardamine, , Tarabuste, 2021, 13€, p. 19, 23, 26, 30, 37, 43.
Contribution d’Ariane Dreyfus
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