Premier livre posthume de Philippe Jaccottet, Le Dernier livre de Madrigaux n’est, pourtant, pas un nouveau texte. Il reprend des poèmes écrits en 1984, et publiés une première fois dans la revue Sud, la Revue des Belles-Lettres, ou le journal Le Monde, en 1986-1989 (1), et non repris ensuite. Des morceaux, des tâtonnements, de ces textes figurent aussi dans La Seconde Semaison (2). Et c’est là, par là, que se comprend le projet de ce petit livre.
« Au printemps de cette année-là », la tête pleine « de musiques », « d’images », « de paroles » « italiennes » - comme il l’écrit (p.17) – Philippe Jaccottet laisse venir les visions que lui inspire l’écoute de Monteverdi. La Lettera amorosa, peut-être (3). Et s’essaie au madrigal. Il est vrai qu’il avait, déjà, traduit de Monteverdi des madrigaux pour sa parente, claveciniste, Christiane Jaccottet-Loew (4). Mais c’est par une écoute qu’il laisse monter, qu’il laisse filer les images, les rêveries que cette audition lui procure. Le chant, qui serait comme une ombre, l’appel ou la venue d’une ombre, dans une forêt médiévale (p.9). La rencontre de jeunes femmes (p.10) qui, tout en riant, guideraient, conduiraient, alors, quelque barque où se séparer, s’éloigner du monde terrestre, et franchir le pas, accéder à plus haut que soi, à plus grand, à une autre réalité. « L’autre beauté », comme Jaccottet l’écrit encore (p.30), non pas celle que « les yeux touchent », que « les mains touchent » (id.), qui ne serait que le premier degré suscité par le chant lui-même, mais une autre, bien plus cachée, qui serait comme un autre ciel dans le ciel même, un autre espace, découvert au-dedans de soi.
La musique. Ou la poésie. Car Dante est aussi un motif de rêverie, pour Jaccottet. Un de ses poèmes les plus beaux, issus des Rime, « Guido, io vorrei che tu e Lapo ed io » (p.17), où les trois amis rêvent d’une barque pour les emmener à leur gré, et de trois dames à contre-jour, en robes légères. Ce poème suscite l’écriture d’un poème de Jaccottet (p.18), un autre poème qui ferait se poursuivre la rêverie, comme il suscite, lui aussi, le désir de prendre une barque, l’autre barque, celle qui échappe à la mort, et qui, pour Jaccottet, détourne des brumes de l’âge qui menacent. Et, parmi ces femmes, espérer, souhaiter n’être rien qu’une ombre qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus. Ombre si légère, comme Virgile le fut pour Dante, et comme Dante le sera, plus tard, bien plus tard, quand il volera au Paradis.
La musique. La poésie. Ou le ciel du soir se couchant. Jaccottet y note le soleil, qui se transforme, alors, en braise (à moins que ce ne soit la musique du « vieux forgeron » (5) - écrit-il (p.15) – qui s’achève pour laisser place à la contemplation du ciel). Et qui s’en va, et qui s’éloigne. Et qui, dans cet éloignement, se refuse à céder le pas à la nuit qui avale tout. Il imagine – en reprenant tout le réseau des métaphores de la Renaissance : char, flèches, chasse, et tournois, et lances, et trophée, et « barques dans (un) lac de lumière » (p.31) – la lutte du jour et de la nuit, du soleil et de l’obscurité, de la lumière et de la mort. Et il dit que tout finira par plonger dans les profondeurs de la nuit, dans ses eaux troubles, et que l’automne est imminent (p.39). Alors, c’est à la poésie de conserver, de sauvegarder, ce qui, dans les constellations (celle du Cygne, p.35, ou de Bételgeuse, p.34) ou dans les étoiles, butinant comme des abeilles, cette clarté fugitive, cette clarté « comète » comme il dit (p.32), qui ne passe que rarement dans une vie. Ecarter la lumière elle-même, pour sauver cette clarté plus faible, plus fragile, qui est celle de toute une vie.
Ainsi Jaccottet, dans ces textes, fait-il bien ce qui est le propre de ce genre qui n’existe plus, et pourtant si tendre, et si beau, du madrigal. Il veut garder, dans quelques vers seulement, dans de courts poèmes, ce qui fait la beauté du monde, et du jour, et de la lumière, avant que ne s’avance la nuit, et qu’elle passe, et emporte tout. Il veut essayer de sauver, par le pouvoir si contesté, si fragile, de la poésie, ce qui n’est que bulle de savon, chant d’oiseau, ou air éphémère, ou rai de lumière sur le ciel. Ou musique. Ou poésie. Il veut que triomphe, sur la Mort, sur l’Amour, la Grâce, le Plaisir (p.13), que toute vie peut apporter, dans ses plus infimes richesses, ses dons précaires, pour que l’on puisse, à tout moment, se gorger – comme l’écrit encore Jaccottet – des « étoiles mûres » (id.). Ou, comme une libation antique, tendre notre coupe de vin au-devant de la beauté du monde, avant que le vin ne s’altère, ne se change soudain en sang (p.14). Pénélope retisse le ciel, chaque nuit, pour une nouvelle aube, nous fait échapper à l’hiver, écrit-il (p.24). Et si la mort emporte toujours son trophée (comme elle l’a fait fin février, pour Jaccottet), il reste que des martinets, des hirondelles, une alouette, ont passé soudain (p.28, 38 et 30). Et ainsi sauvé, de la mort, à l’heure où il fait encore jour, un peu de lumière indécise.
Un peu de jour, avant la nuit.
Christian Travaux
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux, poèmes, Gallimard, 2021, 48 p, 9€
1. « Tous les blés flambent », « Considérez le ciel solaire » (p.30-31) ont été publiés dans Le Monde du 7 mars 1986 ; « Abeilles accourez broder de braise ces robes… » (p.33), « Beaucoup plus tard j’ai vu… », « Délirait-il quand je l’entendais murmurer… » (p.15-16), dans La Revue des Belles-Lettres, n°3-4/1986, mars 1987, pp.87-91 ; et « Le tissu bleu du ciel », « Vert, rose et bleu… » (p.24-27), dans la revue Sud, Marseille, n°80/81, mars 1989, pp.6-13.
2. Un premier essai du poème qui prolonge celui de Dante (p. 18) apparaît dans une note d’avril 1984 (La Seconde Semaison, Gallimard, 1996, p.76) ; les poèmes « Beaucoup plus tard… », « Délirait-il quand je l’entendais murmurer… » apparaissent, non dissociés, p. 92 ; l’allusion au poème de Dante (p.17-18), dont il sera question plus loin, apparaît pp.74-75 ; et les références à Monteverdi (p. 9-11, et, sans doute, p.15) aux pages 75-76 et 79-80 de La Seconde Semaison. On peut retrouver ce poème de Dante, superbement traduit, soit dans l’édition des Rimes, traduits par Jacqueline Risset, Flammarion, 2014, pp.85-87, soit dans l’édition de La Vita Nuova et autres poèmes, traduits par René de Ceccatty, Le Seuil, coll. « Points », p.162.
3. Il évoque La Lettera amorosa de Monteverdi, (Se i languidi miei sguardi..), publiée dans le Septième livre des Madrigaux (1619), comme le précise la note de l’édition de la Pléiade (note 24, p.1422), aux pages 79-80 de La Seconde Semaison.
4. Le nom de Christian Jaccottet-Loew figure dans l’obituaire que dresse Philippe Jaccottet, à l’orée de Ce peu de bruits (Gallimard, 2008, p.9).
5. Jaccottet désigne clairement, dans La Seconde Semaison, derrière cette métaphore du « vieux forgeron », Claudio Monteverdi (p.80).
Extrait (p. 13) :
LE CHARIOT
Comme dans les Triomphes peints aux murs d’heureux palais,
mais, celui-ci, ni de la Mort, ni de l’Amour,
de la Grâce plutôt, je pense, ou du Plaisir,
à travers les collines colorées de l’été,
comme il montait plus haut que les derniers arbres,
j’ai cru qu’avec le grincement de ses planches et de ses roues,
il allait, ce chariot, pour un peu, dès que le jour
aurait éteint ses feux, rejoindre l’autre,
où chacun n’aurait plus qu’à tendre à peine la main
pour se gorger d’étoiles mûres.