Le selfie a pour charme et défaut l'instantanéité, la vitesse, la facilité de production et de publication sur divers réseaux, ce qui explique en partie la véritable pullulation de ce genre d'images. Or Armand Dupuy s'écarte de cela par une lenteur revendiquée dès le titre, comme s'il s'agissait de laisser l'obturateur photographique ouvert afin d'accueillir une durée longue. Le singulier de Selfie lent, et non le pluriel, marque aussi un écart vis-à-vis du procédé : si les dates et heures précises d'écriture sont conservées, elles n'offrent pas chaque fois une nouvelle image de soi mais augmentent et même épaississent le seul et unique bloc de prose versifiée de cet autoportrait-journal. Les jours passent quasi-indistinctement et s'entassent. Les dates scandent le bloc, sans rien produire dans la mise en page du long poème. Elles portent la trace d'une énergie d'écriture et de son origine circonstancielle, certes, mais s'enfouissent avec le temps, comme l'ensemble des choses que le poème brasse : trajets en voiture, peinture, paysage, présences familières, lectures, conversations...
L'écriture progresse en prise avec les diverses matières et textures du quotidien, sans doute parce qu'elle s'amorce avec des sensations visuelles (« je m'arrête pour sentir / mieux mon langage travaillant à la base des yeux », p.44), sonores (les « trilles » d'un oiseau, le chant d'un merle...), olfactives (« sa main doublée / d'une autre main d'odeurs, d'un paysage enfilé par-dessus », odeurs de lessive, de vase)... Mais on est loin cependant d'une réception sensuelle et naïve du monde. Les matières, dans l'instant de la perception, se déposent dans le corps et les mots. C'est ce processus qu'il s'agit d'ausculter obstinément, patiemment, notamment par l'attention portée à la « vase », au « compost », aux « bribes », « déchets », « miettes » et « restes ». Autant dire qu'il en va autant de l'accumulation (« roulant, j'agonise dans mille détails », p.70) que de la disparition qui agit en tout autoportrait. Dire cette présence inquiète dans la suite des jours, sa propre figuration et défiguration, voire sa décomposition, est la tâche du poète, loin de la célébration de soi dont le selfie est souvent le symptôme. Ainsi les récipients (sacs de bois à brûler, bol ou bassine à compost, « poche avaleuse ») sont-ils des objets aussi familiers qu'étranges. Ils contiennent et se vident en vue d'une recréation d'énergie, d'une digestion en somme, comme le texte « avale » et modifie le présent qu'il « cadre », pour reprendre un verbe photographique aux enjeux, ici, poétiques (« lutter contre mes volutes / resserrer / cadrer ce que signifie cadrer, serrage avant / tout sonore et sensuel, puis l'appel d'air, la poche, les / accrocs narratifs », p.70).
« Cadrer » serait moins composer que resserrer, c'est-à-dire se rapprocher de ce qui est senti dans l'instant, et empoigner les matières et leurs épaisseurs temporelles peut-être moins concrètes, non moins palpables. Souvent, cette saisie révèle en effet un envers des choses, qui en serait tout autant l'endroit, comme pour cette « main doublée / d'une autre main d'odeurs ». Et si ce n'est pas dans l'instant, cela a lieu dans la durée du recueil. Le « bleu », par exemple : « bassine / bleue (bleu chirurgical du sac à bois d'hiver / poumon crevé), charrie déchets, pelures de fruits, de courgettes, titille / mon goût des métaphores agies, manque le souffle / battant ma cuisse, mais du jardin je respire le déclin, pousse mon bleu, lui-même n'est-il pas couleur de / contenance, l'incubateur par nature ? » (p.64). La couleur passe d'objet en objet, de corps en corps dans un recommencement continu de vies et de destructions, de présent et de mémoire. Notons d'ailleurs que ce « bleu », qui parcourt les pages, est la couleur aussi de la couverture du livre, abritant les restes de cette durée pour qu'ils germent autrement.
Ce Selfie lent ancre donc l'écriture dans le quotidien et ses répétitions (« manies », « symptômes » ou « lubies » p.69), et, au fur et à mesure, ne cesse d'aborder ce qui les avive, ces « parties charnues de la mémoire », inscrites dans le corps et d'une opacité infinie.
Antoine Bertot
Armand Dupuy, Selfie lent, suivi de Collection radiographique de Claire Combelles, éditions Faï Fioc, 2020, 108 p., 13€.
On peut lire dans Poezibao ces extraits du livre.
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