Long macropoème composé de cent quinze micropoèmes sans titre, flottant dans l’immensité d’un espace blanc s’ouvrant sur des indicibles peut-être ontologiquement impensables, invitant, pourtant, silencieusement, ce geste inlassable d’interrogation et de méditation que partagent auteure et lecteur-lectrice, Corps rassemblé constitue le seul et improbable corps de beauté que l’art puisse offrir à l’absente, à l’âme même, d’un corps bien-aimé. Ce rassemblement s’accomplit par la patiente accumulation des fragments d’un récit à peine implicitement contextualisé, par le lent déploiement de poèmes compactés (8 à17 vers chacun, chaque vers ne présentant que 1 à 5 mots) qui, pourtant, ne cessent d’imposer la sûre et tâtonnante fragilité de leur murmurante continuité moitié voilée, moitié dévoilante.
La poésie d’Esther Tellermann puise sa force à la fois dans la grâce d’une constance, d’une persévérance, d’une caresse jamais emphatique, évitant toute prétention, et dans une qualité de vision délicatement équilibrée entre un élégiaque qui peut frôler le tragique, et le discret sentiment d’une infaillible beauté au cœur de certaines expériences des choses et gestes qui sont. Le texte de Corps rassemblé est propulsé par un désir, un vouloir, qui ne trahissent pas, surgissant du sentiment d’un être-au-monde dans la pleine urgence de ses profondeurs psychiques. Écrire s’avère être ce geste intime orienté vers l’imperceptible qui hante, cherchant à ‘percer le silence’ (8) qui résiste, ce silence au sein de ce que l’on est, corps et âme. Le gris, l’opaque, partout présents, le blanc également, ce rouge sans doute aussi qui prolifère, ‘brûlure de dessous / et / la blessure [qui] affleure’ (19), voici quelques-unes des traces qui, tout en marquant la pertinence de l’incessante attente-recherche qu’est le poème, révèlent en même temps la difficulté, l’impossibilité, même, peut-être, inhérente à la tâche infatigablement assumée. Les identités, fuyantes, s’estompent, strictement pronominales, invérifiables, et même, et peut-être surtout, le je qui se trouve plongé, fatalement complexe, infini sans doute au-delà de sa conscience et au cœur des foisonnements de son inconscient. Le poème-corps devient ainsi lieu de vibrations psychiques et sensuelles sans cesse mouvantes qui remontent à la surface de l’instant s’inscrivant ; partout le poème-corps semble plonger ses racines dans une origine où l’espace et le temps perdent leurs contours matériels, flottant dans le fin et harmonieux tissu d’une essentialité ontique pourtant vivement sentie.
C’est au sein de tels moments où semble s’accomplir un fusionnement des plus subtils d’une méditation sur l’expérience des peintures et dessins de Claude Garache avec celle centrée sur le deuil que ritualise et spiritualise le chant à la fois sobre et exaltant du poème. Et c’est là, aussi, où perce, dirais-je, le sentiment d’une intemporalité au cœur de notre présence au monde, où l’énigme de notre insertion dans le cosmique paraît l’emporter sur l’expérience du strictement physique et ouvre sur une métaphysique de la conscience de l’être. ‘Et d’Elle je fis / le sel / qui meut / l’universel’, lit-on (34) ; et, ailleurs, la trajectoire de l’existence, comme de l’art pictural qui cherche, avec le poème, à en épouser l’étrangeté, est comprise comme étant ‘destinale’ (46), ses ‘horizons débord[a]nt / le cadre’ – celui de l’art comme de toute inscription (47). Le poème se transforme en l’espace de ce ‘cycle de l’âme / et de la / forme’ (51), espace où ce qui est arraché trouve ‘ce qui console/ la pesanteur’ (65), ce reste, ce résidu d’‘encre / pourpre / la ligne de lumière (48). Espace où ‘bientôt je / disparais sous son / murmure / sœur elle brille / compose les harmonies’ (41).
Comme toute grande poésie, celle d’Esther Tellermann se fonde sur un essentiel non-savoir, le sibyllin toujours ‘crevant la surface’ (77), le sens des choses et évènements qui sont, fatalement opaque quoique pressenti, ‘vu’ comme dans un tableau qu’on regarde, ‘se charge[ant] / de l’univers / derrière l’épaule’ (76), l’étance de ce qui est toujours en train de ‘s’effeuille[r]’, absente quoique offerte à une certaine ‘voyance’ que seul le blason du poème parvient à encoder, ‘désappren[ant] le visible’ pour rassembler le corps de l’absent-e, micropoème après micropoème (105).
Corps rassemblé est un poème où l’ascétique et le lumineux trouvent leur délicat équilibre, où l’affirmation garde la trace d’une prière au moment où s’accomplit quelque chose de cet ‘opéra’, garachien comme tellermannien, qu’interprètent ‘des doigts qui / glissent / contre la forme’ (75), chaque micropoème une aria d’Ariane, dirait-on (v. 103, 110), entre le mortel et l’immortel, entre ce qui est ‘offert’ et le ‘retiré’ (v.84).
Un grand poème dont la murmurante, belle et discrète musique caresse une absence que console et, improbablement, transcende ce qui est nommé, en guise d’adieu, ‘la justesse / de la fleur’ (121).
Michaël Bishop
Esther Tellermann, Corps rassemblé, Éditions Unes, 2020, 21€.
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Quelques pages de Corps rassemblé :
Je la vis
suspendue sur
le temps
ou le bord
des orages
parfois le contour
du sein
fut la viole où
s’étire
ce qui
doucement
souligne
la forme
d’un destin. (CR, 46)
*
Plusieurs vies
supposées dans
une tresse un
vêtement
arraché
pour un instant
que chevauchera
la lumière
ou
le dos qui s’incline
accueille
la frappe du mortel. (CR, 54)
*
Peut-être la
caresse fut
reflet enfermant
l’innocence
trace d’un ciel qui
enchaîne ou d’un
jour d’hiver
Ou bien elle contenait
l’âtre nos
nostalgies des palais
et des écumes
un sourire
épelant
l’adieu? (CR, 88)
*
Quelle durée
où je vous abandonne
enténèbre
le feuillage
Je vous fis
saison roussie
champs
de saules et de tilleuls
bruissent
tandis que je vous emplis
d’astres de bleu
et d’évidence. (CR, 100)
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