Livre de circonstances et livre de rencontres, « Chambre froide » réunit, d’une part, ce que les éditions Al Dante décrivent comme « une série de performances photographiques de Fabienne Létang, confinée dans son studio » et, d’autre part, un ensemble de textes d’Amandine André, Liliane Giraudon et A.C. Hello témoignant de la confrontation des trois autrices avec ces images.
C’est donc en quelque sorte à l’exercice de l’ekphrasis que celles-ci sont invitées à se prêter. En précisant toutefois que le mot ne doit pas ici être entendu dans son sens strict (une œuvre littéraire offrant la description détaillée d’un sujet) mais dans une acception plus lâche et aussi plus riche de promesses, à savoir comme partage, par les moyens de la littérature, du ressenti de l’auteur à l’occasion de la fréquentation d’une œuvre d’art. Soit une libre méditation poétique à partir de la rencontre avec une création artistique donnée, quelque chose comme ce que Samuel Rochery définit comme art de commenter dans les marges et qu’il choisit quant à lui de nommer l’apostille (cf. « Tubes apostilles » récemment réédité avec les « Odes du studio Maida Vale » sous le titre « Tubes et odes » aux éditions Le Quartanier).
C’est Amandine André qui ouvre le bal avec « Agôn », un texte en prose qui se déploie comme une véritable litanie de la « douleur », de la « souffrance », de l’« alerte à soi » mais aussi de l’« excitation du monde ». Sa phrase s’étend sans ponctuation, se replie sur soi pour mieux se relancer, progresser et passer le relai à la suivante. Laquelle poursuit, creuse le propos, en usant toujours de ce même lexique du tourment. Et s’il n’est pas directement fait mention de la nécessité qu’il y a à opposer à ce primat de l’affliction une affirmation inconditionnelle de soi qui en est en quelque sorte le pendant tragique, c’est qu’il n’est pas besoin pour Amandine André de se montrer plus explicite : tout, dans ce texte court et dense, témoigne d’une présence « au monde et à soi » d’une rare intensité.
Une intensité qui ne faiblit pas avec le passage au texte suivant, « La fabrication d’une bombe », dans lequel A.C. Hello s’attache à décrire ce que c’est que d’être une « femme élémentaire », « une femme ordinaire au contenu dramatique » dans laquelle « s’enfonce » littéralement un « il » comme il le ferait dans un simple amas de matière. Une matière cependant souffrante, ainsi réduite à un « morceau de mort collé sur le bout de[s] doigts » de celui auquel elle se trouve aliénée. Comme dans le poème qui suit (« Désobéissance à la lumière », plaidoyer rageur de Barbak, femme-sorcière « suspendue en place de Grève […] afin que le ciel fasse du sang » de son corps désirant, « usé par le sifflement des insultes »), A.C. Hello s’emploie à jeter une lumière particulièrement crue sur le cauchemar ancestral de la domination masculine avec la poésie sonore et les armes du corps pour condamnation et défense.
Avant de revenir entre les mains d’A.C. Hello pour un final halluciné, une étrange nouvelle pleine de fureur, de chairs et de vies abîmées (« Sa mère la pute », dont un passage était déjà paru dans la revue « Pli » de Justin Delareux), le relais est passé à Liliane Giraudon. Soudain le rythme s’apaise, le ton se fait plus posé. Se montrant plus proche aussi des images qu’il accompagne, « Ce qu’il reste d’Eurydice » est un ensemble de brefs paragraphes dans lesquels Liliane Giraudon répond à la force suggestive des performances photographiques que Fabienne Létang construit autour de quelques accessoires et postures par l’écriture d’« arrêts sur images ». Nourris de références à la mythologie grecque (de fait, ils participent de ce que l’autrice qualifie de « tragédie anatomique ») tout en demeurant ancrés dans le présent de la condition féminine, ceux-ci se révèlent riches en assertions aussi justes que lapidaires portant sur « l’impossible accès aux corps qu’on a séparés » comme sur la « banalisation de la mise à mort » auquel le mépris de ce même corps, « poussé à l’extrême », ne peut manquer de conduire.
On le voit, les approches diffèrent mais le propos demeure, commun aux trois autrices ou plutôt aux quatre artistes judicieusement réunies dans ce volume. Ce n’est pas tant ou spécifiquement du confinement qui perdure maintenant depuis bientôt un an qu’il est ici question que de celui, multiséculaire, des femmes dans leur propre corps et dans le statut social qui y est associé. Et si, comme l’affirme L. Giraudon, « il faut choisir, se reposer ou être libre », nul doute que ces quatre-là ont choisi leur camp et leurs armes, celles du langage comme organe d’un corps qu’il s’agit de se réapproprier.
Johan Grzelczyk
Fabienne Létang, Amandine André, Liliane Giraudon et A.C. Hello, Chambre froide, Les presses du réel/coll. Al Dante, 2021, 96 p., 20 €
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