L’oeuvre poétique de Jeanine Baude est aujourd’hui d’une ampleur considérable, allant de Ouessanes (1989), Concerto pour une roche (1995) et Incarnat désir (1998) jusqu’au Chant de Manhattan (2006), Juste une pierre noire (2010), Soudain (2015) et Oui (2017). Accompagnée de récits et essais et objet d’une réimpression, par La rumeur libre, de tous les recueils, elle prend manifestement sa place à côté des grandes œuvres féminines de la poésie française contemporaine.
Et Les roses bleues de Ravensbrück révèle indéfectiblement la puissante continuité de cette voix simultanément ancrée dans la diversité du vécu et cherchant à y glisser l’énergie que fournit sans cesse le désir de voir dans celui-ci sa musique, son altérité, l’éclat de sa stricte poïéticité, autrement dit cette indicible et éprouvante beauté logée au fond de ses contradictions, ses apories, ses terreurs mêmes. Ce serait en vain qu’on verrait dans ce livre simplement un document, le récit d’un moment d’abomination, de déshumanisation, de terreur, et même la lamentation sur de telles horreurs. Les roses bleues de Ravensbrück est surtout le poème d’un cri du cœur, une cascadante partition, une rythmique fondée sur le désir, certes d’honorer, de témoigner, d’exprimer une solidarité avec ‘ces femmes // Tuées. Trouées. Clouées. Battues. Violées. // […] ces femmes / dont le désir fut si fort qu’il soulevait la mort / comme se lève une voile de navire / comme on prend la mer’ (11). Voici, en effet, le poème, simultanément, inextricablement, de l’au-delà de ce qui étouffe et écrase, le poème qui chante ce qui a été, est toujours, sera, le poème d’un chant qui excède tous les signes de la mortalité, de la maladie, tous les signes d’un apparent hasard existentiel souvent si brutal. Poème, ainsi, du fatal et poétique enchevêtrement de l’existence, de son improbable continuité, de la gloire persistante, du difficile mais exaltant et destinal devoir qu’il nous incombe de caresser, aimer, chanter, acccomplir, faire : cette plongée dans le poïein de ce que nous sommes, le poème à jamais possible – non seulement malgré Ravensbrück et les infinies violences de chaque moment, mais, et surtout, pour ce qui ne cesse de naître, de s’offrir – au sein de tout être, de toute étance. Et ce faire devient ainsi non seulement désir, mais aussi réalisation spirituelle ici et maintenant par le biais du poïétique, acte et lieu d’un ‘épanouissement’, d’un ‘baptême’, d’une ‘danse’, multiforme, ‘effrénée’, improbable, comme dirait Yves Bonnefoy, mais possible, réelle au cœur du ‘tournant des choses’ que matérialise et spiritualise le faire du poème (16). Car ce long poème est carrefour et carrousel, plaque tournante du désespoir et de la joie, site de transmutation, de cette irrésistible ‘résistance’ dont nous parle Jean-Luc Nancy et qui ne cesse de viser, de voir, de vivre, incarner dans la chair de ses paroles ‘les brassées, les dentelles d’écume / [qui] viennent rafraîchir vos seins // vous, enveloppées de senteurs d’aurore / au moment où je me lève / à l’instant où j’écris / je, vous // le rayon vert toujours en place / sur la nuit de vos amours / je, vous’ (31).
Intime, affinitaire, visionnaire, universalisant, Les fleurs bleues de Ravensbrück offre la lumière inextinguible de l’amoureuse beauté du mourir-vivre, l’incessant et résolu jaillissement du créer au centre du vertige de ce qui est. Ce don de ce que le poème, se décrivant, appelle ‘l’immuable force à reprendre / en soi’ (53).
Michaël Bishop
Jeanine Baude, Les roses bleues de Ravensbrück, La rumeur libre, 2021, 77 pages, 15 euros.