Les éditions Unes publient Écrits de la bête noire de René Daumal, édition établie et commentée par Bill Dranty.
« Peuple intellectuel de Paris, je t’ai bien regardé. J’ai failli pleurer, et je n’ai pas manqué de rigoler, toujours bien amèrement. Je me suis fichu de ta gueule, et tu m’as fait de la peine. Tu n’es que quatre ou cinq à avoir fait ma connaissance, mais ça ne fait rien, je ferai mon effet quand même.
Tu as eu pas mal d’occasions de te retourner les yeux au dedans et de voir, tu as reçu du Doute et de l’Angoisse de sacrés coups : ça ne t’a rien fait. La question du sort de l’espèce humaine peut se poser chaque jour sous ses formes les plus sanglantes, l’abêtissement sous ses aspects les plus noirs te menace, tu t’en moques. Tu tombes dans le panneau.
Il y en a même beaucoup, chez toi, qui ne sortent pas des vieux panneaux. Il y a un Grand Penseur, qu’il se dit, un grand phare cérébral et solitaire, qu’il se croit ; il a consacré à la philosophie une longue vie de labeur, bien qu’il exagère, mais lorsqu’il parle de l’amour humain, ou de toute autre manifestation de la vie, il se révèle un collégien de quinze ans. Il y a encore deux ou trois Grands Poètes (qu’ils se disent, mais non mutuellement) qui lâchent leur lyrisme ou épluchent leurs vieilles cervelles avec le même désarroi qu’ils ont à serrer les cordons de leurs bourses gonflées, même s’ils crient misère. Cela est de tout temps, et chacun mettra les noms qu’il voudra, obscurs ou illustres, sur ces types-passe-partout.
Mais il y a aujourd’hui chez toi, peuple intellectuel de Paris, quelques abrutissements particulièrement en vogue contre lesquels, par simple acquit de conscience, je voudrais vous mettre en garde, vous les quatre ou cinq camarades qui avez fait plus ou moins ma connaissance. Je veux parler d’une mystique à vomir, d’un occultisme à relents scatologiques (n’est-ce pas, camarade qui as assisté à l’expérience ?) de toutes ces pseudo-religions qui sont l’opium des intellectuels que de vieilles faiblesses morales empêchent seules de se livrer aux diables chimiques de quelques alcaloïdes. Ça pullule dans Paris. Il y a un an déjà, ou plus, une grappe visqueuse de larves à figures vaguement humaines avait délégué auprès de moi un de ses moins pustuleux représentants. Si je me souviens bien, il voulait fonder une nouvelle religion, une École de la Sagesse (sic), avec le concours d’un Grand Initié authentique, et il prétendait, avec une naïveté qui ne suscite en moi aucune tendresse, que si j’entrais dans leur Cercle ésotérique, cela pourrait me faire le plus grand bien. J’ai sans doute eu tort d’être poli avec l’émissaire de ce nid de vampires, mais pourtant mon silence obstiné semble avoir vaincu leur patience. Mais comme d’autres reviennent à la charge trop souvent, et que je préférerais ne pas passer à la manière violente, je leur dis ici que toutes leurs religions, leurs mystiques, leurs astrologies, leurs sagesses, leurs initiés crasseux, leurs lamas antisémites, leurs brahmanes constipés, j’en jetterais des tonnes au fumier pour un seul sourire, un sourire d’un homme qui cherche durement, maladroitement, mais sans peur d’être face à face avec soi-même et le silence ; un sourire qu’il pourrait avoir, en me rencontrant, d’avoir trouvé enfin un vrai idiot comme lui. »
René Daumal, Écrits de la bête noire, édition établie et commentée par Bill Dranty, éditions Unes, 2021, 32 p., 13€
sur le site de l’éditeur :
« Ces trois textes inédits de René Daumal ont paru respectivement dans les troisième, quatrième, puis huitième (et ultime) livraisons d’un éphémère mensuel de 8 pages nommé La Bête noire (1935-1936), imaginé par Marcel Moré, Roger Vitrac, Michel Leiris, Raymond Queneau et Jacques Baron, et qui a compté Antonin Artaud ou encore Le Corbusier parmi ses contributeurs. La revue, à peine née, est l’objet de vives tensions entre plusieurs grandes figures du milieu littéraire, et cristallise les divisions de l’avant-garde, notamment entre les surréalistes et leurs dissidents. Georges Bataille refuse avec véhémence d’y participer, sans parler de l’ombre menaçante d’un André Breton soucieux de préserver son territoire. Dès le deuxième numéro, Leiris et Queneau eux-mêmes souhaitent la disparition de La Bête Noire qu’ils ont conçue comme une forme d’union sacrée ! Daumal rentre pour sa part d’un séjour aux États-Unis, Le Grand Jeu est derrière lui, il retrouve brièvement Paris et ses amis avec ennui, voire une forme de dégoût. Il s’installe à Genève et ces querelles de chapelles sont loin de ses préoccupations. Mais il ressent la décrépitude du milieu poétique et il se fait l’écho rageur, désenchanté de cette fin de cycle à laquelle il semble adresser un « au-revoir ! » cinglant dans ces textes corrosifs et lucides, qui évoquent une société triste, vide, qui a sombré dans le bavardage et qu’il serait urgent de désinfecter.
‘L’esprit moderne, déchu, consume en 1935 ses restes de truquages et de combines, les déceptions vis-à-vis des promesses qu’il n’a pas su tenir finissent de l’anéantir, et l’époque, de passion et d’action, politiquement tendue vers le pire – dans laquelle les intellectuels se démènent, "contre-attaquent" ou pataugent – accélère cette faillite, la leur.’ (Billy Dranty, extrait de la postface) »