La grande dame de la poésie autrichienne Friederike Mayröcker nous a quittés cette année (le 4 juin). En France elle est éditée par L’Atelier de l’Agneau de Françoise Favretto et traduite actuellement par Lucie Taïeb.
Le 6 novembre s’est tenu à la Maison de Littérature de Halle-sur-Saale un atelier de traduction et une soirée polyphonique en plusieurs langues par ses traducteurs Juliana Kaminskaya (russe), Donna Stonecipher (américain), Tania Petric (slovène), moi-même (français) et des membres du collectif berlinois de traduction Junivers (Ton Naaijkens en néerlandais, Douglas Pompeu en brésilien, Valentina Di Rosa en italien, Ali Abdollahi en persan, Abdulkadir Musa en kurde).
Ainsi nous avons tenté de recréer dans notre langue, pour nous-mêmes ravis et pour des lecteurs et lectrices que nous espérons intéressés, sa danse de pensée. Sa voix au « je » élégiaque dont le pathétique est brisé par des incrustations. Ses répétitions cubistes aux variations musicales. Son flot d’images et de collages kaléidoscopique qui reste étonnamment soyeux. Ses personnages abréviés qui reviennent comme fantômes. Ses réflexions sur le vieillissement emportés par une recherche d’extase contrôlée. Ses phrases fragmentées qui butent sur la concrétion de composés linguistiques imaginaires (« rêves verbaux » qu’elle dit inventer pendant son sommeil, lapsus de lecture qu’elle caresse chez Hölderlin ou Derrida et transforme). Les liens à son compagnon (le poète Ernst Jandl) et à sa mère décédés incessamment retissés. Ses métamorphoses de la banalité du quotidien. Sa mélancolie qu’elle sait créative. Ses subtiles torsions typographiques qui font palpiter le texte. Ses invocations de plantes et fleurs. Sa tendresse qui se cache derrière un lyrisme complexe. Ses obsessions. Et malgré les filtres et particularités de nos langues étrangères et de nos personnalités, de rester au plus près de son art littéraire entre prose et poème (« proëme », comme elle le nomme).
L’évènement était organisé avec le traducteur et chercheur Bernard Banoun, l’écrivain et poète Marcel Beyer, l’association de traducteurs TOLEDO d’Aurélie Maurin, le directeur de Lyrikline Thomas Wohlfahrt, le professeur Frieder von Ammon.
Ls trois poèmes suivants de Friederike Mayröcker (qui a écrit et publié jusqu’à la fin de sa vie à 97 ans) ont été traduits à cette occasion.
Pour compléter on pourra, grâce à l’immense audiothèque internationale de poésie Lyrikline, écouter la voix de Friederike Mayröcker disant elle-même un de ses poèmes préférés Was brauchst du, en même temps qu’on lira le texte allemand avec sa traduction française De quoi as-tu besoin.
-----------------------------
« agnelet égaré enroulé par-dessus ton épaule : quand tu me rapportas la jaquette blanche (que j’avais perdue en chemin). Je vis que tu me rapportais la blanche jaquette qu’en chemin j’avais perdue (enroulée dessus ton épaule), je voyais que tu rapportais la jaquette blanche:le blanc agnelet que tu avais sauvé, je regardais comment d’un pas lent tu me rapportais la jaquette blanche que j’avais en chemin perdue (enroulée sur ton épaule gauche). Comme si 1 agnelet blanc qui s’était égaré tu l’avais protégé c’est-à-dire me l’avais rapporté etc., je te voyais descendre la rue d’un pas lent comme si tu me rapportais 1 agnelet qui égaré…….. tandis que, les os tubulaires roses de la rhubarbe »
pour C.F.
6.7.13
Source : Friederike Mayröcker : Cahier, Suhrkamp 2014. Traduit de l’allemand (autrichien) par Jean-René Lassalle.
»verirrtes Lämmchen über deine Schulter geschlungen : als du mir das weisze Jackett (das ich unterwegs verloren hatte) wiederbrach-test. Ich sah dasz du mir das weisze Jackett das ich unterwegs verloren hatte (über deine Schulter geschlungen) wiederbrachtest, ich sah dasz du das weisze Jackett : das weisze Lämmchen das du gerettet hattest wiederbrachtest, sah dich wie du langsamen Schrittes das weisze Jackett das ich unterwegs verloren hatte mir wiederbrachtest (über deine linke Schulter geschlungen). Als habest du 1 weiszes Lämmchen das sich verirrt hatte geborgen nämlich mir zurückgebracht usw., sah ich dich langsamen Schrittes die Strasze niederschreitend als ob du 1 Lämmchen das sich verirrt mir wiederbrachtest ........ während, die rosa Röhrenknochen des Rhabarber«
für C.F.
6.7.13
Source : Friederike Mayröcker : Cahier, Suhrkamp 2014.
---------------------------------
sur le baiser en langue, au sens de langage
tapé avec gant blanc contre la vitre du
wagon en geste d’adieu pour les amis ceux-ci dehors et
saluant dans la neige, pendant que toujours tapant la main blanche contre
la vitre du wagon comme si 1 dernière fois j’embrassais leur pré-
sence : silhouettes de neige et la nouvelle lune : la grive de
l’hiver, et moi pleurant le désarroi de mon for intérieur tel
une lourde pierre crétoise (il parlait de symphonies et
que dans ce virevoltant décor neigeux des symphonies les solitaires
flocons c’est-à-dire le cristal solitaire dans sa tendresse etc.)
parce que c’est que je me cherche et ne me trouve pas
13.1.2010
Source : Friederike Mayröcker : von den umarmungen, Insel 2012. Traduit de l’allemand (autrichien) par Jean-René Lassalle.
vom Küssen der Zunge, im Sinne von Sprache
getappt mit dem weiszen Handschuh gegen das Fenster des
Wagens als Abschiedsgrusz für die Freunde die drauszen und
winkend im Schnee, während immer noch tappend die weisze Hand gegen
das Fenster des Wagens als küszte ich i letztes Mal ihre Gegen-
wart : Figuren aus Schnee und der Neumond : die Drossel des
Winters, und ich weinend das Verlorensein meines Innersten welches
als schwerer kretischer Stein (er sprach von den Symphonien die einzelnen
Flocken nämlich das einzelne Kristall in seiner Zärtlichkeit usw.)
weil ich suche mich und ich finde mich nicht
13.1.2010
Source : Friederike Mayröcker : von den umarmungen, Insel 2012.
-----------------------------
Supplément le 19.02.2011
je ne bouge pas de cette position dis-je à Rûmî ou à E.S., je
reste assise là en cruauté – accompagne-moi après ma mort encore 1 temps
comme quand je vivais encore cela me ferait du bien. En effet je ressentirai
le perceptible de l’autre monde plus profondément comme si tu tenais
encore ma main, car avec des yeux dégradés j’errerai sur le
dos du lac pour rechercher ta main
(celle-ci constellée de violettes parme…..)
Source : Friederike Mayröcker : ich sitze nur GRAUSAM da, Suhrkamp 2012. Traduit de l’allemand (autrichien) par Jean-René Lassalle.
Supplement am 19. 2. 2011
ich rühre mich nicht von der Stelle sage ich zu Rumi oder E. S., ich
sitze nur grausam da – begleite mich nach meinem Tod noch 1 Zeit
wie wenn ich noch lebte das würde mir wohltun. Nämlich ich werde
das Wahrnehmbare der anderen Welt inniger erfahren so als hieltest
du noch meine Hand, weil mit verdorbenen Augen werde ich auf dem
Rücken des Sees umherirren und nach deiner Hand suchen
(welche übersät mit Parmaveilchen . . . . . .)
Source : Friederike Mayröcker : ich sitze nur GRAUSAM da, Suhrkamp 2012.
---------------------------
Rappelons les livres en français de Friederike Mayröcker à L’Atelier de l’Agneau :
Métaux voisins, trad. par Jean-René Lassalle, 2003.
Asile de saints, trad. par Bernard Collignon, 2007.
Brütt ou Les Jardins soupirants, trad. par Hugo Hengl et Françoise David-Schaumann, 2008
Langue de perroquet, trad. par Christophe-Jean Geschwindenhammer, 2013
CRUELLEMENT là, trad. par Lucie Taïeb, 2014
Scardanelli, trad. par Lucie Taïeb, 2017
D’autre part, notons plusieurs études en français sur l’écriture de Friederike Mayröcker :
. dans un cahier de la grande revue littéraire Europe, n°1033 de mai 2015
. dans un numéro spécial de la revue universitaire Etudes Germaniques 2014/4 (n°276)
On retrouvera dans les deux la présence des spécialistes françaises de Mayröcker Aurélie Le Née et Françoise Lartillot.
Et puis, pour les fans : une petite vidéo rare de 1996 à l’Institut Culturel Autrichien de Prague où Friederike Mayröcker lit Was brauchst du dans les deux premières minutes.
(Le titre indique faussement Ernst Jandl, qui vient de quitter les deux auteurs tchèques expérimentaux présents Josef Hirsal et Bohumila Grogerova).
Enfin, pour les germanophones, une belle et émouvante lecture de 20 minutes de Friederike Mayröcker à 92 ans avec des extraits de son livre tardif Fleurs, toujours habillée de noir, ici en plus dans un clair-obscur lui-même presque noir, mais avec une voix claire et un excellent son.
• Friederike Mayröcker dans Poezibao : bio-bibliographie, extrait 1, extrait 2, extrait 3 ,extrait 4 , extrait 5 (présentation de L’Asile des saints), brütt ou les jardins soupirants (parution), extrait 6, ext. 7, (Anthologie permanente) Friederike Mayröcker, extraits de "Scardanelli", (Note de lecture), Friederike Mayröcker, "Scardanelli", par Jean-Pascal Dubost, (Disparition) Friederike Mayröcker,
Jean-René Lassalle