Le livre précédent de Stéphane Lambert, Tout est paysage, étudiait les œuvres de peintres aussi divers que Monet, Twombly, Klee, Tàpies, Mušič, Mondrian, Morandi, Staël. L'auteur explorait des lieux qui leur étaient liés, commençant par l'Orangerie des Nymphéas, passant par Gaeta sur les traces de Twombly, par Gorizia à la recherche de Mušič... Les pages sur Klee (« Paysage hiéroglyphe ») semblaient moins ancrées et plus proches d'une suite d'intuitions surgies du regard posé sur les tableaux. Il en est autrement de Paul Klee jusqu'au fond de l'avenir. Stéphane Lambert déambule à l'intérieur d'un seul lieu, le Zentrum Paul Klee à Berne, en autant de chapitres qu'il semble y avoir eu de jours sur place, c'est-à-dire cinq. Cependant, trente-cinq tableaux ou dessins sont reproduits dans ce livre de 115 pages. Malgré ce resserrement géographique et temporel, le lecteur a donc l'impression de traverser l'œuvre et la vie de Paul Klee : première guerre mondiale, voyage en Tunisie et découverte de la « bouleversante limpidité » de la lumière, adhésion au Bauhaus, montée du nazisme et repli à Berne, et, telle une guerre du corps contre lui-même, « déclaration de la maladie » en 1935.
Bien que ce trajet soit plus ou moins chronologique, l'essai de Stéphane Lambert ne lisse en rien la singularité des tableaux de Paul Klee, qui nous échappent et convoquent à la fois : « L'œuvre, elle, demeure un chemin non élucidé. » Plusieurs fois d'ailleurs, l'auteur mentionne ses errements. Se balader au sein du Zentrum Paul Klee, au cœur des tableaux et des méandres des émotions, revient à s'embourber (« […] je patauge dans la vase de ma pensée »), quand ce n'est pas à s'abandonner au vertige (« Il y a toujours dans la contemplation des œuvres un frôlement avec le gouffre tant le geste de créer réunit en son essence les pulsions de vie et de mort »). Le funambule en équilibre précaire, peint par Klee et reproduite tôt dans le livre, figurerait autant l'artiste travaillant à peindre avec la « pulsion qui dépassait [s]es propres forces », que l'essayiste cherchant à cerner dans les dessins et les couleurs une « formule ignorée que nulle mathématique n'arrive à percer ».
L'enjeu est moins de trouver cette « formule » que d'entendre son silence. Toute l'attention critique de Stéphane Lambert s'attache à cette écoute par-delà le savoir : « Se défaire de l'armada théorique... avancer les mains vides... les figures du hasard sont l'expression d'obsession informulées... » Il faut faire confiance à cette innocence pour être saisi par les tensions que Klee met au jour : la « rigueur d'un désordre savamment dirigé par un rythme secret », la transformation de « la détresse en fête », des « tempêtes en récoltes », de « l'impasse en chemin partagé » ou enfin « le point d'entente entre origine et finalité ». Certes, ces apparentes contradictions peuvent laisser d'abord le spectateur empêtré dans des tentatives vaines de décryptages : « Figures, symboles, signes, écritures transperçaient ces nuées aussi illisibles que familières. Ce premier attrait était pure affaire d'envoûtement. La teneur impalpable de ses œuvres dialoguait sourdement avec mon esprit confus ». Ceci dit, ainsi qu'au fil des jours le panorama sur les Alpes, depuis Berne, se découvre (« Ce matin, vue légèrement dégagée sur quelques montagnes dans le prolongement du Zentrum Paul Klee »), la pensée chemine dans les couleurs vaporeuses des tableaux et cerne mieux les lignes à suivre.
Or ces lignes continuent de se tracer en-deçà du regard. Tout se passe comme si les œuvres germaient durant le sommeil de celui qui s'y est engouffré. Stéphane Lambert note d'ailleurs : « Dans le prospectus du musée, je lis que les peintures sont ainsi "mises au repos tous les six mois" afin de préserver au mieux l'éclat original des couleurs. J'aime l'idée que, dans leur apparente inertie, les œuvres travaillent ; que nos regards les fatiguent ; qu'une sourde intensité agite l'atmosphère feutrée – que les révolutions se fabriquent dans l'enclos silencieux de nos vies intérieures ». L'énergie du tableau fraye en nous et révèle fébrilement des « réminiscences profondément enfouies » : horizons partagés de notre culture la plus profonde, face au Sphinx de Klee (« Il y a un symbole à la racine de l'être, une image à l'origine de toutes les images »), ou mémoire la plus intime, face à ses dessins d'anges (« Ne dit-on pas mon ange à un enfant espiègle à qui l'on rappelle qu'il est grand temps de dormir ? "Mon ange" s'en est allé trois pieds sous terre. La candeur est partie. La joie des jeux traîne dans le froid de l'hiver. Il reste le souvenir d'un œil malicieux le jour d'un départ en vacances »). Par la peinture, s'avive ce qui nous habite, se désagrège et se reconstitue en nous. Si l'auteur se décrit donc allant vers les œuvres et s'il laisse venir à la page ce qu'elles lui font voir et revoir, c'est que le plus sensible, le moins évident mais le plus vif de l'art se passe dans ce travail continu en nous, incarné. Le tableau ne nous soulage pas miraculeusement de notre aveuglement à nous-mêmes ; l'émotion qu'il crée désigne du moins une part à la fois singulière et commune de notre chaos, quelque chose de nos ruines : « l'art ne relève pas du temps présent, l'art est une nostalgie ». De fait, à propos d'un autoportrait de Paul Klee, Stéphane Lambert semble définir, incidemment, sa manière de regarder les œuvres : « Soi est la porte d'entrée du mystère. »
Antoine Bertot
Stéphane Lambert, Paul Klee jusqu'au fond de l'avenir, Arléa, collection « La rencontre », 2021, 18€ - sur le site de l'éditeur
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Extraits :
« La chaîne montagneuse est cachée sous la brume matinale. Mon esprit la devine, force l'opacité du paysage. J'arrive de Zurich. La Suisse habite mon inconscient depuis mon premier souvenir. Un déjeuner sur l'herbe en famille au bord de la route. Je n'avais pas deux ans. L'image est tenace. Y domine le vert. Le vert de la végétation au début de l'été. Un écran de verdure où la présence de mes parents provient d'une reconstitution de la scène après consultation de vieux albums de vacances. Au fil des années, l'image originelle s'est viciée de multiples débris que le temps a charriés avec lui comme une eau sale. Le souvenir est un agglomérat de souvenirs. Ce que je date d'un instant précis de ma prime enfance est un matériau composite sans âge, fils emmêlés d'autres fils, formant une pelote indénouable. Ces montagnes que je ne vois pas, je sais leur présence. Ce que l'on nomme "vue" est une reconstitution infidèle d'un fragment de réalité à partir de sa perception incomplète – une production de l'imaginaire et de la pensée. Pessoa : ce que nous voyons est fait de ce que nous sommes. Un reflet déformé. L'image de mon premier souvenir ne me quitte pas car celui que je suis la réanime en refusant de s'en défaire – l'action de voir émet autant qu'elle reçoit, des informations. Qui sait si ce déjeuner dans la nature n'est pas une parfaite invention de ma mémoire, alimentée par une légende familiale ? Qu'aurait entrevu mon esprit si aucun atlas n'avait référencé des montagnes derrière la masse nuageuse ? » (p.11-12)
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« Je monte un escalier dans ma tête, je suis le cours de mes pensées, les notes coulent avec l'allant d'une rivière, je ne sais pas où je vais, je laisse mon esprit se fondre dans l'esprit de l'œuvre, son obscure dynamique m'entraîne dans un voyage mental où j'ai autant le sentiment de plonger que de voler. Pourtant cette perte de repères produit en moi le contraire de l'affolement : une confiance renaît comme un fondement oublié. Le peintre sème des formes en contrée fertile. Chacun de mes pas sur le sentier tracé par l'artiste me conduit un peu plus près de mes sensations. La mosaïque que tisse son œuvre semble calquée sur la trame de mon imaginaire. Il y a en permanence chez Klee un pont subliminal entre irréalité et matérialité, qui ouvre l'espace clos de la toile à l'infini. La juxtaposition de quadrilatères colorés dessine à l'intérieur de la surface plane une voie qui décolle. Le nom de l'artiste n'évoque-t-il pas à lui seul une sorte d'herbier spirituel ? Klee signifie "trèfle" en allemand, symbole de trinité. Il collectionnait les plantes séchées et voyait dans la nervure des feuilles l'armature du réel. » (p.52-54)