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« Ne pas faire taire un qui chantonne est une règle de vie »
Dominique Fourcade
Le livre d’un écrivain est toujours aussi un livre de fantômes, personnes, images, souvenirs, rêves, et un livre d’artistes morts ou vivants qui l’habitent, consciemment ou non.
Ici, ils sont trois, en vrai, et leurs fantômes les suivent, Dominique Fourcade au centre, qui accepte volontiers de se décentrer puisque les textes ne sont pas signés par l’un(e) ou l’autre, Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi, à l’origine du projet.
Ce superbe livre remarquablement illustré – choix, beauté et qualité des reproductions – est un monde à soi, et donc trois mondes, ou, comme il est dit dans le « préambule libellule » : « l’idée était de réunir des images qui donnent la résonance et comme la réverbération d’un monde » gravitant les uns autour des autres, les uns dans les autres et périphériquement. Il est publié avec grand soin chez POL.
Les images et les écritures sont moins un commentaire qu’un se laisser porter, dériver, visuellement d’abord, unis de façon sonore car comme le dit, sans doute est-ce lui, Fourcade « qui regarde entend », notamment quand il s’agit du vol d’une libellule, du grattement dans un terrier kafkaïen…
Échos en ce sens qu’un livre vient d’un autre, et vers un autre, son lecteur.
C’est un doute constant, qui écrit, à qui, vers qui, on se repère et on se perd aussitôt sans pourtant perdre de la fil de la beauté qui est au centre, et de la vérité d’un être qui s’y découvre…
Une interrogation parmi d’autres ouvre le texte « … je me suis toujours demandé pourquoi vous aviez bien voulu répondre, mais ça saute aux yeux, vous n’avez accepté de venir qu’à condition que ce livre ait lieu, c’était implicite, comme si vous saviez tout de l’expérience que ça allait être et vouliez la vivre », elle est adressée à Fourcade par ses amis.
« Car vous n’êtes pas du genre à vous déplacer pour rien » disent-ils toujours aux mêmes, chacun choisira qui, dans ces pages qui justement se déplacent constamment et nous déplacent en nous-mêmes.
Les trois grands fantômes littéraires sont Emily Dickinson, Rainer Marie Rilke et Franz Kafka.
Étrangement on parle ainsi des écrivains, habituellement et remarquez combien leurs portraits à tous les trois sont proches du flou, mais non des peintres, Cézanne, Poussin et Matisse entre autres, habitent tout autant ce livre. La peinture serait-elle plus matérielle que les écrits ? … En tout cas la peinture à Lascaux, ou celles d’ Hantaï, Pollock, David Smith, les installations d’Anthony Caro, les sculptures de glaise rouge du Niger, ou encore la photo ainsi celle de Georgia O’Keefe par Stieglitz, juste sublime, le cinéma et la poésie bien sûr.
Ne pas choisir.
Une vie, en quelque sorte, peut-être celles des trois auteurs ensemble : photos et articles d’époque, livres fondateurs (Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud mais aussi La question d’Henri Alleg ou Le convoi du 24 janvier de Charlotte Delbo, la musique par Monk ou Stockhausen mais aussi le foot sur lequel s’ouvre et se clôt le livre, la nature, les fleurs, une libellule « elle vole aussi en arrière, il va de soi. Ne pèse rien. D’ailleurs aucune balance n’est assez fine pour la peser. ». Et la fabuleuse élégance de Dominique Mercy le danseur de Pina Bausch et de Lauren Bacall au cinéma, fatale et légère, forever.
Ce qui vit, ici, c’est justement la vie, jamais mélancolique, toujours en mouvement, cela rayonne dans tous les sens, pas une vie, mille vies jamais les unes sans les autres, tout se répond, hors temps, venu du passé mais en pleine présence.
C’est une vie légendée : la légende comme genre littéraire, pourrait-on dire tant le texte s’appuie sur l’image, toutes les images qui accompagnent une vie. La légende aussi comme invention d‘une vie. Ce qui est impressionnant dans l’ouvrage, c’est l’équilibre, en effet celui d’un vol précis et pourtant fluide, comme le merveilleux vol des étourneaux, pas un ne tombe, pas un ne va ailleurs, ils volent ensemble chacun dans son mouvement propre tout en suivant le mouvement naturel de l’ensemble, ainsi les trois auteurs de ce livre.
Il s’agit d’un équilibre des perceptions qui est impossible sans les perceptions des autres qui apportent leurs questions, leurs doutes :
« Une dilatation à l’infini une période qui n’a plus rien à voir avec la métrique, l’étau de l’existence se desserre, la distinction entre la vie et la mort n’a plus de sens, j’ai un appétit inextinguible pour de tels moments. Seul l’art me les procure. C’est à chaque fois une première fois. »
« à tout moment Dickinson
son haut-parleur en moi
dans les talus qui bordent Auschwitz »
pourrait également résumer le livre tant ce XXème siècle de massacres est omniprésent aussi bien par les renvois vers Pasternak via Jivago, Mandelstam, Delbo, Chalamov, Benjamin… cette vie de Fourcade qui vécut aussi la guerre d’Algérie, tout est là, images qui parlent d’elles-mêmes si on entend cela stricto sensu.
« La poésie ne cesse d’intervenir sur la poésie pour en corriger la venue… … La poésie ne peut vivre qu’avec un double sans pitié qui s’introduit dans son espace et déplace tout.
… le reconnaissable et le méconnaissable changent sans cesse de rôle… et après on passe à autre chose, mais je ne passe pas à autre chose. » C’est une des clefs de ce livre, où tout est déplacement.
Je ne veux pas trop en dire, pas trop citer, pas trop tenter de tout comprendre.
Je veux rester dans le choc de l’intelligence de ce livre écrit à trois voix à la fois à l’aveugle et en même temps extrêmement composé, comme mille échos des parois de l’oreille et de la vue de chacun.
D’autres sont nommés, chacun mériterait un développement. Mais ces envois comme autant d’ailes sont à recevoir par le lecteur.
L’image (ici un double de Jouvet réajustant l’oeillet dans la boutonnière de Jouvet assis dans une voiture, ou celui-ci réajustant l’œillet dans la boutonnière de son double) se regarde elle-même comme nous la regardons. Comme dit Didi-Huberman, « ce que nous voyons, ce qui nous regarde ».
Et il y a la musique, ce n’est pas la plus évoquée mais c’est peut-être la plus importante (Fourcade est essentiellement un poète du son).
Et il y a évidemment l‘enfance, celle qui est « magdalénienne », qui a formé pour le précédent livre de Dominique Fourcade l’adverbe « magdaliennement » en titre, c’est-à-dire pré-historique du nom de la grotte préhistorique Magdalena en Dordogne. La fondation qui creuse autant qu’elle porte.
Et il y a évidemment l’amour : « je t’aime je ne fais qu’un avec toi je glisse ces mots sur la peau du sommeil en sorte de ne pas t’enlever à lui qui que tu sois idole aux yeux »
Et de citer « Magda, écrit Rilke (à « Benvenuta »), je ne te tiens pas, mes mains depuis très longtemps se sont promis de ne jamais tenir. »
Ce qui répond à Bossuet citant Saint Ambroise :
« je serrais les bras ; mais j’avais déjà perdu ce que je tenais ».
Comme la vie à l’instant de la mort.
Mais quelles vies en une, et quels poèmes en un ! Qu’il continue de chanter.
Isabelle Baladine Howald
Dominique Fourcade, Vous m’avez fait chercher, P.O.L. 270 p., 34,90€