tu sais rien ne se passe
je ne peux que me perdre ou me désenchanter
ce sont les jours d'après et ça n'en finit pas
(C'est à peine s'il pleut, p.31)
Éric Sautou, on le sait, est le poète de la déploration mortuaire, du deuil. Il ne l'est plus ici. Mais, justement, après le deuil, qu'arrive-t-il à l'homme lucide ? La peur de la vie (exactement comme après la mythomanie, vient logiquement la peur de la vérité, ou comme, l'addiction vaincue, revient la rudesse des tendances nues, le soi tel quel !). Et quand l'homme lucide est avec cela honnête, ses constats le laissent inconsolable : la ruine rendue ne se remet pas d'aplomb seule ; le vrai changement, celui qui relancerait le réel, est introuvable ; le personnel et les moyens à rassembler pour reprendre la mer se dérobent :
ce sont des pierres
éparpillées un jour plus noir
que la veille
noir et bleu à traverser il n'y a pas
de métamorphose
pas d'équipage nulle
consolation jamais (id. p.39)
Le deuil passe (parce que la mortalité est la réalité de l'humain, non sa vérité), mais, pour parler franchement, l'endeuillé n'avait aucun mal à être humain (se mettre à la place d'un autre mortel est spontanéité exclusive de l'âme humaine, et souffrir d'avoir abandonné un proche à l'inertie (id. p.40) du monde est comme le plus vivant des sentiments), mais, quand le deuil a fait son travail (devenir lui-même posthume), quelle authenticité l'égalera ?
mourir
est l'étrange chose
où chacun de nous
s'en est allé vivant
revenir à la mer y entendre sa voix
pas plus
qu'une ombre déjà fuie (id. p.36)
Il y a peu de poètes de la peur (un verset comme "ma peur, c'est ma vie", Son enfance, p.39, se lit rarement ailleurs), surtout de la peur routinière, commune – où l'on est troublé par ce qu'on redoute, où l'impression d'y laisser sa peau vient simplement la première. Peur devant un devenir du monde sans visage ni maître (peur des "vagues et revagues derrière le hublot" id. p.39); peur d'être encalminé, de s'enliser dès le départ de la progression, de voguer aussi peu qu'une épave ("alors/la barque/une fois/ détachée/du pilotis/demeure" id. p.31). Peurs d'être "brusqué" ("il perd les mots/il ne pense rien" p.21), hypocondre (de s'enfiévrer pour des riens), songe-creux ("je ne cherche plus que la lune (qui est parfois l'amie)", p.39), indécis. À chaque fois, le sang-froid requis par un danger s'éloigne à mesure que celui-ci s'approche. Pas lâcheté (l'auteur hésiterait tout autant à fuir, trahir ou travestir), mais bien désemparement : le moi ne se saisit plus comme un lieu à socialement défendre, ni même spirituellement fortifier. Son humilité même ne sauve plus le discours, comme le concèdent de rudes confidences : alors même (p.17) que le vœu du poète est de "penser les choses sans les mots", ses mots arrivent aux choses avant lui ! Ou bien : il échoue à "apparaître" lui-même (p.19) en ce qu'il formule, et les mots mêmes qui fâcheusement le devancent "ne préparent rien". Comment même confier poétiquement quoi que ce soit quand ce qu'on n'avoue pas témoigne plus fort que tout le reste ? ("Ce qu'une alarme vous fait des mots peinent à le dire" p. 47). Alors, échec et mat à la Muse ? Non.
Il y a deux choses tellement singulières dans la poésie d'Éric Sautou que l'échec apparent ne doit pas occuper l'attention. D'abord un cours de discours unique : la phrase avance comme le phrasé d'un effort de pensée qui analyse les choses sans les démanteler ni s'y abstraire, les synthétise sans les confondre ni s'en encombrer. On ne cherche donc ni l'être fin des choses, ni leur somme rassurante, mais on trouve à aller d'un devenir à l'autre en elles : c'est le cours même de la présence du monde qui est saisi quand les mots nous font successivement devenir les choses mêmes qu'ils détachent les unes des autres, comme on voit au mieux ici (l'auteur est ainsi comme chez lui dans le temps) :
la mer est autre chose et mourir la regarde
je me suis allongé au passage du vent
je suis devenu l'herbe au passage du vent – je deviendrai le vent
la mer est autre chose et mourir la regarde (C'est à peine s'il pleut, p.43)
L'autre chose extraordinaire se révèle dans l'expression même "mourir la regarde". Ce si étrange "regard" du "mourir" rappelle qu'à ce moment exact, la vie ne peut plus saisir ce qui l'emporte. Sautou semble assumer un "mourir" analogue de l'esprit dans la poésie : la pensée n'y sait plus ce qui l'emporte. C'est comme si le poète voulait bien servir d'inconnu (les aimantant et défendant) à d'autres voix plus fermes, amples et méritoires que la sienne. Il sacrifie une maîtrise qu'il rend généreusement invisible :
toutes gens de la mer qui ne me voyez pas
venez dire ces choses (p.29)
Servir aux autres d'inconnu est comme l'héroïque vocation d'un épouvantail à spectres, protégeant les morts : de même que l'épouvantail d'un champ éloigne les intrus non-humains des fruits fragiles du travail des hommes, l'épouvantail à fantômes protège les morts, les chassés de la présence interhumaine, en se faisant plus inconnu que les premiers. Ce qu'Éric Sautou sait de lui-même a beau avoir peur, l'inconnu de lui fait front en lui.
Marc Wetzel
Éric Sautou, Son enfance et C'est à peine s'il pleut, Faï fioc, 2021, respectivement 62 et 56 pages, 10€ le recueil – site de l’éditeur.
NDLR : Poezibao publiera prochainement une autre note sur ces deux livres, signée cette fois Isabelle Baladine Howald.