Peintre de très grand talent, poète subtil et sensible, Jean-Pierre Burgart aurait pourtant toujours souffert d’un complexe d’imposture et d’insuffisance face à ses propres mérites artistiques et poétiques. Dédale est une autobiographie courageuse, honnête, qui plonge, avec détermination, éloquence et un désir de vérité et de justice, dans le labyrinthe de sa propre psyché afin à la fois de mieux s’ausculter, se connaître, et de dire, depuis le seuil du grand âge, à ceux et celles qu’il a fréquentés et souvent aimés ce qu’on n’arrive pas toujours à dire dans la vie, même intime, de tous les jours. Un beau livre, ainsi, souvent profond, loin de toute banale prétention comme de toute idée d’un geste platement narcissique. Et, presque fatalement, le point de départ s’avère l’enfance, la naissance, même, et, par conséquent, les rapports aux parents qui, ici, auraient préféré qu’il inexiste. Sentiment qui n’a jamais cessé de le hanter et qui aurait problématisé ses propres rapports à l’autre et contribué à ces longues et délicates – mais à la fois péniblement et parfois heureusement révélatrices – séances de psychanalyse que Burgart évoque dans tous les plis et replis de leur complexité.
Dire que la peinture et la poésie ont été pour Jean-Pierre Burgart un poids trop lourd à porter serait pourtant une aberration. Au contraire, c’était là, dans leur geste, que résidaient toute la grâce, toute la beauté, toute la haute et irréductible valeur de notre présence au monde. Là, que résidaient, et résident toujours, simultanément, la ‘nécessité’ de l’art, sa royale et indicible ‘autonomie’, acte et lieu de ‘l’âme du monde’, et, pourtant, fatalement, cet ‘impossible’, ce peu probable, que la vision ‘mélancolique’, tragique même, de Burgart, comme de beaucoup de grands artistes, se doit de ne jamais déloger, refouler, afin de rester fidèle à soi-même, à sa vérité inhérente. Ce qui règne dès la jeunesse, c’est ainsi, grâce en grande partie à la dérision du père absent et de la mère, trop présente, ‘souci et tourment’, sentiment d’‘appréhension’ et d’’échec’ là où auraient pu fleurir plaisir et aisance. Toute l’œuvre, peinte et poétique, de Jean-Pierre Burgart reposera sur de telles tensions et déséquilibres, souvent subliminaux : recherche de l’amour et son ‘refus’; sentiment de honte’ et de ‘culpabilité’, et intuition de ‘la mesure exquise et [de] l’épure des choses’ que peut offrir la peinture, tout comme la poésie au cœur de son travail sur ‘le mystère du sens’; expérience, lit-on dans Ombres (MF, 1965) de ‘l’arbitraire de ma vision qui mesure d’une souffrance informe cette présence trop claire’ des choses qui sont. Et, partout, des questions d’identité, d’‘irréalité’, de non-appartenance ne cessent de harceler, opprimer ; partout le doute mine le créé, le créable, l’art jugé précaire, ‘chimérique’, un simple ‘jeu’, un coup de dés, un aveuglement, un pari – dont, pourtant, les enjeux resteront toujours trop importants, trop ‘élevés’, pour, en fin de compte, permettre que l’on abandonne la partie. Tout compte fait, l’œuvre de Burgart, comme sa vie même, puise profond dans le pressentiment de cette exaltation, que, d’ailleurs, pour lui, la musique, surtout classique, parvient à véhiculer, loin de toute forme visible, tout langage qui imposerait la nécessité d’un déchiffrement et d’une limitation.
Dédale nous propose aussi de belles et énergiques pages qui démentent quelque peu l’idée que son auteur est ‘un homme sans convictions’. Des pages sur l’éducation, l’enfant, la sexualité, l’amour, les grands dilemmes socio-politiques, l’argent, le travail, la révolution de 68, l’Algérie, la deuxième guerre mondiale, etc. Reste que dominent les deux grandes préoccupations de la vie de Burgart : sa propre enfance et les rapports à son père et à sa mère, très différents, doublement difficiles malgré des pages très touchantes qui trahissent les profondes ambivalences qui foisonnent et tourmentent; et puis, les grandes aspirations d’un peintre et d’un poète dont la sensibilité, le génie et la susceptibilité ne trouvent que très souvent une ardue et délicate tensionalité, ceci au cœur d’un monde dont l’Histoire n’offrirait, affirme-t-il, qu’‘un récit écœurant, fastidieux, insupportable’ qui invite la fuite, la solitude et les transformations essentielles que l’art a la belle et invraisemblable audace de proposer.
Michaël Bishop
Jean-Pierre Burgart, Dédale aux cloisons d’air et de temps, Éditions Sens&Tonka&Cie, 2021, 389 pages, 25€.
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