« Les éditions L’herbe qui tremble poursuivent leur entreprise de publication des œuvres de Pierre et Ilse Garnier. Pierre Garnier (1928-2014), créateur et théoricien du mouvement international du spatialisme en poésie, ne s’est pas limité à la poésie spatiale, il explore également les formes visuelle, sonore ou linéaire comme le montre ce volume qui réunit une grande variété de textes (inédits ou réédités) datés de 1966 à 2004 » : lire la suite de cette note de lecture d’Isabelle Lévesque.
Et découvrir, ci-dessous, un substantiel extrait du livre
OCTOBRE 1987
STAGE D’ORNITHOPÉSIE DANS L’ÎLE DE NEUWERK
(Mer du Nord – au large de l’embouchure de l’Elbe) suite.
Région de Hambourg.
La plat pays prépare les oiseaux
plats des mers.
Ici les vagues servent de modèles
aux maisons et aux mouettes.
Cuxhaven – premières sternes.
à toute vitesse dans les nuages.
Semblent ne pas bouger.
La Mer du Nord – une ligne
si droite qu’elle en est ronde.
La solitude est augmentée
par la hauteur et la profondeur.
Arrivé sur l’île de Neuwerk
en même temps que le Roselin cramoisi
venant de l’Est.
Ici pour la première fois.
L'île de Neuwerk : on la découvre d'un coup. Il faut une bonne heure pour en faire le tour. À quelques kilomètres l'île de Scharhörn est encore plus petite – elle n'est habitée que par les sternes et le gardien des oiseaux.
Le thème de la rencontre Ornithopoésie est : de l'observation de la nature à la pratique de l'art et de la poésie. Le stage est dirigé par mon ami Georg Jappe, écrivain et ornithologue dont j’ai déjà parlé plusieurs fois, par Lili Fischer, une des meilleures photographes de la nature. Assistent un groupe d'une dizaine d'étudiants et étudiantes de l'Académie des Arts de Hambourg, et un groupe de l'école des Arts de Marseille emmené par leur professeur, l'artiste multimédias sud-coréenne Soun Guy Kim. Ce qui distingue la description scientifique de la description littéraire et poétique provient de la distance prise : dans la science les mots essaient de décrire l'objet ; dans la poésie les mots essaient de remplacer l'objet. Les oiseaux sont des mots. Les mots sont des oiseaux.
Mais cela évidemment ne suffit pas : le poète voit l'oiseau en tant qu'être proche de l'Être. Cela signifie que c'est une ‘zone’ différente du cerveau qui est touchée ; le lieu du cerveau de la poésie n'est pas le lieu de la science. Pour elle, l'oiseau est un objet d'observation, pour la poésie l'oiseau est un être en soi, en nous.
Les étoiles sont des oiseaux. Les oiseaux sont des étoiles. Oiseaux et étoiles se lèvent, et se couchent, entretiennent entre eux des relations proches. Impossible pour le poète d'observer la nature sans rencontrer la lumière, la nuit, la vie, la mort – sans atteindre la situation-limite vers laquelle chaque être va.
Invasion des goélands argentés qui s'adaptent aux nouvelles conditions imposées par les hommes. Ils dérangent de plus en plus les sternes qui passent leur temps à défendre leur nid, en oublient de manger, s'épuisent, laissent péricliter eux et leurs jeunes.
La mer un peu plus loin toujours égale.
La mer – disque – tourne autour de l'île.
La mer, jamais recommencée, parce que profonde.
L'huîtrier-pie
cherche son centre : le point.
de là son vol
flèche blanche et noire –
fait circonférence en se posant.
le cormoran en vol :
la tête tendue vers le point.
la barge rousse –
quand elle se pose
un instant devient mammifère,
puis tache,
puis terre.
l'alouette, au-dessus de l'île,
ne vole pas : elle tourne
dans son chant.
vol carré du vanneau.
oiseaux invisibles aux touristes :
des milliers d'antennes cachées
écoutent les émotions du monde.
la sterne éclate dans le ciel
sans éclater.
mystère du vol de la sterne :
de la naissance à la mort
elle explose dans l'air.
là-bas les grands navires
remontent l'ancien cours de l'Elbe
au fond de la mer maintenant
– comme on suit le temps dans l'histoire.
(...)
Pierre Garnier, Pourquoi l’oiseau, L’herbe qui tremble, 2022, 644 p., 30 €, pp. 307 à 310.