Sujet insolite, la guerre ? Se mettre dans la peau d’un soldat de la guerre de 14-18, pour une femme du XXIe siècle, faire retour au temps, remonter un à un les corps des ascendants pour se retrouver raccrochée à celui d’un soldat, et s’y installer. Mais quel corps, quel soldat ? Celui sur le front, celui revenu de la guerre ? Car ils sont deux. Le soldat revenu et l’autre, « son fou », « son fou ravageur », « son soldat acharné », « son soldat insatiable », c’est le sien, ce double encombrant, ce double qui surgit à chaque instant, la nuit, le jour, de manière inopportune. Il est en sa possession, il est à lui, avec cette affectivité que l’on accorde à ce qui nous appartient, nous est familier. On ne peut pas le lui enlever, ni l’échanger contre quoi que ce soit. On part à la guerre et l’on revient double, tandis que d’autres ont été mutilés : « tu es entier/ il est revenu entier/ grands mutilés de guerre/ estropiés fous » (p.17). Cette intégrité n’est pas rien, c’est par elle que l’on peut vivre, en elle que l’on peut trouver la paix, mais reste un manque, ou plutôt un plein. Ce peu qui reste, c’est aussi soi, en tant que l’on n’est pas grand-chose dans un monde qui décide à notre place de ce qui doit être : « de grands mots pour de petites choses/ soi rien du tout/ pendant que le monde bascule dans d’effroyables guerres » (p. 50). Cette petitesse, cette banalité d’une vie, une vie parmi d’autre, Anne Brousseau sait bien nous en désigner l’importance. Certes il ne s’agit à chaque fois que d’une « vie minuscule », néanmoins, revenue de la guerre, même une chaise n’est plus banale. (p.13)
Ce double est ce qui donne naissance à celui qui est revenu, à sa présence. À ce poids, à ces gestes : une certaine lenteur, qui fait qu’« il est simplement posé dans un espace retrouvé »(p.12). On perçoit bien cette présence au travers des mots du poème, on entend aussi le silence. Comme s’il n’y avait rien à dire, rien à raconter. Le récit en est impossible, le témoignage nécessitant un tout petit peu de distance, un simple retrait que l’on n’a pas toujours, pas tout le temps. La poésie peut prendre cette place, du témoignage manquant, pour souligner son silence mais aussi son existence. Qu’a pu voir la témointe ? Qu’a-t-elle pu voir de ce soldat coupé en deux qui a besoin de se caler « contre son corps », celui de son épouse, de prendre appui, de s’allonger, « le corps posé adossé abandonné fourbu » (p. 13)? Il est très peu question du passé, des tranchées dans ces poèmes, on met l’accent sur ce qui reste : « Après le savon qui est l’oubli de la boue »(p. 19), le présent donc. D’une silhouette que l’on côtoie, d’une personne familière avec qui l’on passe un peu de temps. On sent bien que l’on ne comprend pas. On pourrait être agacé, mais c’est avec indulgence que l’on cherche à entrevoir ce qui peut bien se passer là, sous nos yeux, et que l’on ne voit pas. Quelque chose qu’il faut interroger mais le faire directement le ferait fuir, nécessairement. Quelque chose qui demande de l’attention, une grande attention, qui la réclame d’ailleurs, qui en a grand besoin. Il a fallu de la patience pour recoudre, renouer, apaiser mais aussi reconstituer des lambeaux, des débris d’un autre monde, d’un autre temps auxquels absolument rien dans ce monde présent, paisible, banal ne peut être associé. Aucun rapport. Comme un malentendu. Le même temps a alors été nécessaire pour que la poésie puisse accéder à ce double temps, à ces deux mondes dissociés.
Et c’est sans doute parce qu’ils sont deux, le soldat qui « s’entoure d’une paix » et « son fou », que la poésie a pu se glisser entre les deux, c’est dans cette interstice que l’écoute puis la voix ont pu se tracer un chemin. Entre ces deux soldats, entre ces deux corps, l’un vivant, l’autre mort, dans cette zone d’indiscernabilité, un étroit lieu de passage, il a été possible de se rejoindre.
Camille Loivier
Anne Brousseau, S’il fallut un jour la guerre, La tête à l’envers, 2021, 54 p., 15€
Extrait :
Il n’envisage pas encore le temps
ni la matière nouvelle ni les gestes
il est simplement posé dans un espace retrouvé
respirer à peine que rien ne se dissipe
des parcelles de lui-même
il y a une ombre dans son dos qui frémit
il accueille tout
tient les mots à l’écart
que ça emplisse les niches oubliées
et la peur mise à distance comme il se peut
il s’agrippe
la maison la cour le jardin le chemin
la route plus loin désormais
(p.12)