« Est-ce donc cela, un conte ? Une histoire que l’on improvise, en état de faiblesse ou de sidération, à la faveur de quelques mots nouveaux ?*
Comme il est difficile d’aborder une note, d’écrire quelques mots seulement à propos d’un livre qui vous a envoûtée. Dont on a su, dès la première page, qu’on allait le garder près de soi, dans le temps.
Me voici devant ce défi à propos de Tache jaune Monochrome bleu Sorte de blanc, livre du très rare, trop rare Eric Villeneuve**.
Trois registres, trois univers, trois mondes semblent jouer en permanence par glissements, superpositions et fondus-enchaînés dans cette histoire où paraissent, disparaissent, réapparaissent trois protagonistes aux noms de couleur, « Tache Jaune » (qui se fond parfois avec celui qui dit « je »), « Monochrome bleu » et « Sorte de blanc ». Trois univers, celui du rêve, celui de la mémoire et celui du conte. Il y a là comme un épanchement du songe dans la vie réelle, quelque chose de nervalien peut-être. Comme une superposition d’états de conscience enfantins, la rêverie sur les noms, les histoires qu’on invente, le rêve, le rêve éveillé, les contes, les légendes, les lectures. Avec une claire référence à Andersen. J’ai pensé aussi à Histoire sans fin de Michaël Ende. Et enfin au Nils Holgersson de Selma Lagerlöf.
Tout cela dans un contexte fortement polarisé au nord, du côté du Danemark, du Jutland, de la mer du Nord et de la Baltique, avec un rôle de premier plan joué par tous les noms de lieux, voire de personnes, comme autant de vecteurs du rêve et de sonorités. Une véritable ode à la toponymie.
Eric Villeneuve nous entraîne dans une sorte d’exploration de mémoire très profonde, pas une mémoire de faits, pas une mémoire-récit, plutôt une mémoire de sensations, cénesthésiques et d’empreintes internes. Il donne à toucher la matière mémorielle. On se sent en contact pas tant avec la mémoire qu’avec le tissu mémoriel, sa fibre, sa texture, on pense le toucher, le sentir et on se laisse porter par ces impressions, au fil des aventures de « Tache jaune », de ses pérégrinations, y compris en vol avec un oiseau.
Il y a une « lente, une très lente intégration à l’univers du conte ». Il s’agit, dit Tache jaune de « suivre ce chemin-là, m’éloignant un peu plus encore de ce qui faisait ma vie, auparavant... ».
Car c’est exactement ce que l’on ressent. Il y a une multitude de sensations physiques qui naissent en lisant. Celles du cheminement, de la descente ou l’immersion dans un monde, voire de changements d’états de conscience.
Avec ce contrepoint, si discret et si émouvant de la p. 88 : « Histoire troublante, pour moi, mais à la façon d’un souvenir lointain... » et cet aveu d’une incarnation imparfaite : « bien que ‘né des œuvres’ de mes parents (œuvre de chair), je serais également originaire d’un conte » (p. 89)
Je vois là sans doute une des racines les plus profondes, les plus secrètes aussi de l’écriture d’Éric Villeneuve et de son pouvoir d’envoûtement, en particulier dans ce livre. « Une part de soi opérant dans la vie réelle, l’autre se déployant dans l’univers des fables... » (p. 90)
Florence Trocmé
Eric Villeneuve, Tache jaune, Monochrome bleu, Sorte de blanc, éditions LansKine, 2022, 112 p., 14€
* page 16.
** Quatre livres de lui seulement depuis 1981 : Grouge, Hachette/P.O.L, en 1981 ; Le Morticien, P.O.L. 1987, La Lune seule, P.O.L., 1996 et Aventures dans l’île de Juillet, P.O.L., 2011
Quelques extraits
Pieds nus, je n’ai pas besoin de lampe, non : je sens tout ce qu’il y a à sentir, dans la chambre du fond.
(p. 29)
11.
Dans un conte
Dans un conte, un garçon affublé comme moi d’un ciré jaune, et qui croiserait la route d’un monochrome bleu, porterait un nom comme « Jørgen » ou « Rigmor » : un prénom nordique, à la résistance de carapace
*
Dans une telle fable, Rigmor (oui Rigmor plutôt que Jørgen) serait le fils d’un pêcheur de « Skagen » – le nom de ce village lointain étant celui qui confère à l’histoire, d’entrée de jeu, sa tonalité de conte
*
Skagen, un village de bout du monde, une terre à la pointe d’un finistère.
(p. 33)
Dans les contes, on rencontre souvent des enfants « empêchés », victimes du plus discret des maléfices : celui de l’âge fixe, sorte de poison lent qui les empêche d’achever leur croissance, les cantonnant dans une occupation unique – les assignant, surtout, à une place qu’ils semblent devoir occuper toute leur vie.
(p. 35)
Il m’est devenu évident, tout à coup, que les paroles d’autrui – celles qui ont une réelle incidence sur nos vies, du moins – existent déjà en nous sous une forme secrète, intériorisée....
En quelque sorte le concentré de ce qui sera exprimé plus tard et qui, en attendant de résonner à nos oreilles, se tient recroquevillé au sein d’une petite cellule de survie, une manière de graine.
(p. 74