La parution d’un nouveau livre d’Henri Droguet est toujours un événement et ce qui est sûr, c’est que l’on n’a pas envie que les affaires cessent, ni que le rideau, titre de la dernière section se baisse à la manière d’une pièce de théâtre qui s’achève, d’une mauvaise farce pourrait-on dire mais qu’incessamment ça revienne à la façon d’une « Ritournelle » (p.64), d’une « Reprise » (p. 23) ou d’une « Redite » (p. 69), comme la mer se retire et sans halte revient, « la mer inapaisée » (p. 23), la mer infatigable qui « ronge et ponce », toujours son travail de sape, son travail de longue haleine, comme « le vent débâtisseur/ [qui] réanime et furieusement procrée » (p.45), l'étonnante « Machinerie » de ces éléments qui depuis le début, pour reprendre un terme cher à James Sacré, constituent la pâte avec laquelle Henri Droguet boulange et pétrit l’œuvre : la mer donc, son ressac, la pluie, le vent, ces éléments « constabliens » comme j’ai pu le dire ailleurs, le vent cher aux compagnons de route tel Perros mis en exergue de Off, ces éléments propres aux paysages armoricains où depuis les origines territorialise HD, et le merveilleux désordre de Claudel cité dans l'épigraphe en écho au titre du précédent recueil paru chez Gallimard, comme reviennent aussi des titres (Avis de passage, Reprise…) et les compagnonnages, André Frénaud, Rimbaud, Arthur, celui dont il ne peut et ne veut se débarrasser dit-il, Henri Michaux, et puis Claude Roy qu’il salue dans Chronique (pages 47 et 48) :
puceron non conforme étonné
taciturne de tous ses yeux il s’émerveille
et regarde l’eau la lande et les bourrasques
la gueule aux ombres prête à d’une goulée
l’avaler il demande encore et encore
et encore à l’océan la forêt sac à feuilles
plus ou moins rouges à l’automne caduques
à Dieu à qui quoi quoi?
à la fin qu’on lui dise
ce qu’il fait – sinon soit aimer –
ici tout bas mais (...)
à la perte on n’entend que
le naturel fracas de la nature
renvoi très explicite à la présentation par Claude Roy, dès 1980, des poèmes d’Henri Droguet publiés dans le Cahier de Poésie 3 de Gallimard :
Et dans un tout modeste coin du paysage géant en malouinoscope, un tout petit bonhomme, puce narquoise, râleuse, émerveillée. Les mains dans les poches, il regarde cette grande étendue d'eau, de landes, de bourrasques, cet univers prêt à ne faire de lui qu'une seule bouchée. Et il demande, Droguet (à l’océan ? à Dieu ? à qui ?) : « Est-ce que vous pourriez me dire ce que je fais là ? » Mais le vent souffle si fort que la réponse se perd dans le naturel fracas de la nature.
C’est une langue parfois inventée, triturée, bousculée, c’est infatigablement le travail rythmique et sonore (à la façon du vent, de la mer encore), la coupe abrupte, l’absence quasi-totale de ponctuation et les vers troués de blancs, les citations éparses littérales ou non : Empédocle, Milton, Tennyson, Virgile... La turbulence météorologique inspire évidemment des scènes qui évoquent des marines à la Turner, Constable, Boudin...
Et puis, comme les citations, reviennent aussi les échos souvent détournés à l’histoire de la littérature, aux divers registres de langue (scientifique, historique, argot), des jeux traversés de chansons, ritournelles, calembours, onomatopées, comptines… tout ce que Droguet désigne narquoisement page 50 comme ses « hymnes à parataxes et enthymèmes » .
Tous les moyens par lesquels l’auteur (il l'a écrit ailleurs), dé/figure :
(…) je ne figure pas, je défigure et c’est du tohu-bohu élémentaire et verbal que je mets en espace, en musique, en crise, en désordre, que je bricole avec ma caisse à outils rhétoriques et intertextuels.
Ce désordre soigneusement composé parce que rien dans ces textes, n'est véritablement réel ou plutôt ne renvoie à aucun lieu géographiquement localisable :
« je ne représente pas […] le décor dans les poèmes, ça reste un collage plus ou moins cohérent d'éléments généraux tendant presque à l'abstraction furieuse » .
Ce qui fait clairement écho à Soulages.
Et on pense aussi aux collages de Schwitters, de Prévert, aux assemblages de plasticiens tels que Nevelson, Pomar ou Cabrita Reis, à la période de Céret de Soutine avec des paysages évoluant vers l’abstraction.
Constable bien sûr est là à l’affût, peintre du vent, le vent qui comme le souffle droguetien anime encore et toujours ses nuages dont on ne se lasse pas.
Jean-Paul Bota
Henri Droguet, Toutes affaires cessantes, Gallimard, 2022, 88 p., 12€