Nous "passons" : nous nous écoulons et nous coulons. Toute conscience qui passe a et est matière à psaume, car psaume, c'est chant et prière, c'est voix qui implore (au moins d'être entendue !), et qui insiste (au moins pour reprendre confiance). "Psaume, passant" : une âme affligée signale à d'autres - ou par d'autres - qu'elle passe, et sait bien que son psaume même passe.
Tous les chants ne sont pas des prières, comme les oiseaux le montrent ("tout ce qu'ils disent, chantant, et qui n'est pas un dire, évidemment", p.9. L'oiseau, lui, n'invoque jamais ce qui le dépasse, ne s'adresse pas à ce qui le fait être); réciproquement, toutes les prières ne sont pas des chants (l'appel au secours se crie sans nuances, l'ultimatum est sans vocalises, mais même le courant de la rivière, dit aussi la première page du recueil, s'ouvre, s'offre, se donne sans rien moduler de sa propre suite, "parce qu'il est impossible qu'elle ne soit pas en train de couler"). Dans la pensée humaine, au contraire, un oiseau cherche et choisit le courant qui le traverse, et la vie humaine est comme un courant que des chants dirigent et jugent.
Notre poète, 74 ans alors, est dans sa ville de Namur, à son étage, à une fenêtre ouverte sur d'autres : il évoque sa naissance et le risque forcé du premier cri ("Dans ces mains nues, aujourd'hui oubliées, qui ont saisi notre petit corps, nu" ...), son inconsolable grand-mère ("Un soir, je l'ai entendue sangloter, tandis qu'elle repassait dans la pièce à côté. J'ai hésité, n'ai pas osé me lever, craignant qu'elle ne se fâche"), un aveugle qui passait avec son regard en bois bruyant ("Le bruit que faisait cet homme aveugle, qui marchait en longeant les façades, en les frappant du bout de son bâton"), une enfant qui pleure au loin ("On entend la voix de la fillette, celle qui gémit tout doucement. Comment deviner la suite de l'histoire ? On ne sait pas. On ne sait rien, on voudrait ne plus rien savoir. N'être pour rien, surtout, dans ces larmes qui coulent" p.22-23) - et l'amère complainte de l'homme sauf : l'on sait n'être pour rien dans le malheur des autres, mais au prix de n'y être pour personne.
Sur ce dernier exemple, le psaume spontanément se forme, élargissant exemplairement (loyalement, solidairement, responsablement) la peine de vivre, à partir des "larmes d'une toute petite pleureuse" : une tragique berceuse personnelle revient ("On a pleuré pour ne pas mourir. On n'a pas voulu mourir noyé (même si, un jour, on a vraiment cru que cela arrivait)", un inconfortable réconfort se fait (des larmes manifestent encore l'eau organisée des corps vivants, "avant que tout ne se dessèche, pour éviter que tout ne se dessèche"), la conscience dérangeante de l'immaturité même du malheur vient (un jeune enfant pleure aussi parce qu'il ne peut pas - faute de souffle, de vocabulaire, de recul - aller au bout de ses propres murmures !).
Mais que reste-t-il de sensé dans le psaume d'un incroyant ? C'est que, Dieu ou non, les contradictions de l'âme lui restent à charge : ensemble appel à l'aide et profession de confiance (il est impossible de se croire abandonné par l'impossible !), ensemble demande d'intervention et assurance d'avoir été entendu (la Providence a peut-être dû se cacher pour nous sauver !), et surtout poésie et psaume viennent quand la prudence n'est plus de mise, quand la sagesse est dépassée, mais qu'on peut encore, lyriquement, formuler mieux le malheur commun. Le poète sans Ciel chante aussi pour ceux qui pensent pouvoir rencontrer Dieu, il dit "Je" non au nom de tout le monde, mais seulement pour ceux que cela intéresserait de dire "Je" et tenter d'être eux-mêmes dans ces circonstances, il supplie d'être compris de ceux qui supplient autrement ou ailleurs.
Le psaume est leçon d'existence, car exister, c'est pouvoir émerger de nous-mêmes, et, écrit justement Dugardin, "Nous avons perdu le sens de ce qui nous met hors de nous" (p.73). Et le lyrisme du passant lui permet d'"écouter ce qui l'écoute" (p.10), "car rien ne vient d'ailleurs que d'écouter" : rayonnant loin ou non, nous restons ainsi, priant et chantant, détectables par le monde inconnu, et nous délectant de l'être. Sans consolation (on l'a vu, le poète ne pouvait rien dire à sa grand-mère malheureuse, puisqu'il sentait devoir quelque chose de sa propre existence à ce malheur même; il y a des lacunes auxquelles redonner contexte serait insensé), mais peut-être pas tout à fait sans espérance (ceux que le malheur a fait taire sont-ils pour autant sourds ?). Une telle poésie de la peur calme (ne pas ébruiter son sens du danger au-delà du nécessaire) et du doux témoignage (tenir le malheur du monde sans prétendre le saisir) impressionne et apaise.
Marc Wetzel
Marc Dugardin, Psaume, passant, Photos d'Antoine Dugardin, Le chat polaire, mars 2022, 90 pages, 12€
"L'oiseau non plus ne chante pas pour consoler.
Mais s'il ne chantait pas, comment ferions-nous pour vivre dans l'inconsolable ?" (p.15)