Il est des lectures qui plus que d’autres nous renvoient à notre mémoire d’émotions.
Ainsi, à peine avais-je feuilleté Vertiges de la main qu’un sentiment de déjà-vu me traversa, mais d’autant plus troublant qu’il me persuadait que le motif de son apparition se trouvait dans les pages mêmes de ce volume, un sentiment de déjà-vu par anticipation, en quelque sorte. Je m’arrêtai alors sur l’une des figures « traces et dessins », une empreinte au pastel brun et crayon de pierre noire au seuil du livre. C’est alors qu’un autre effet inattendu se produisit. Je plongeai en quelques secondes vers un passé sur lequel je n’avais pas imaginé à quel point ma sensibilité au geste pictural s’était fondée.
Nous sommes en août 1981. Colorature vient d’être créée par Jean-Claude Montel qui signe le premier livre de cette nouvelle collection consacrée à la peinture contemporaine, un subtil regard rétrospectif vers les années héritières du mouvement « Supports/surfaces » à travers le parcours émouvant d’un peintre disparu, Gaston Planet, accompagné d’une analyse remarquable de son œuvre. Un retour émouvant de cet artiste qui court sur l’estran vendéen d’une roche à l’autre entre deux marées hautes pour surprendre sur la toile l’empreinte archaïque du jeu de l’eau et de la pierre. Scène d’extérieur s’il en est, mais mime accompli et renouvelé, sous le ciel et le vent, du geste pariétal. La surface ne lui est pas donnée par le minéral et l’obscurité, le feu et les fumeroles votives des premiers gestes religieux, gestes de la pulsion qui vise à unir le fait et le tracé, à lier, relier les éléments du désir humain avec le monde matriciel vers une lumière nouvelle, le nimbe du symbolique naissant. Gaston Planet pliait et dépliait sa toile, il avait pris de l’avance sur les actes premiers, il savait désormais que la trace portait représentation de l’éphémère de nos vies, de la mort qui nous cadre et dont, à son image, la violence consentie du geste artistique tente à la fois de l’accueillir et de nous en libérer, berceau de toutes naissantes à venir.
Or, que devient le donner à voir lorsque l’homme quitte l’obscur, la caverne, lorsque l’artiste abandonne l’estran, le découvert-recouvert des marées, pour s’asseoir, se poser devant la feuille, cet espace au regard vide, à la blancheur défendue par l’absence de perspective, à la virginité insupportable imposant un agir du noir, un usage indispensable et antagonique de la horde des gris, des débords et des glissades sombres ? Voici la leçon qu’aujourd’hui nous offre Pierre-Yves Soucy.
Si le poète que l’on connaît ne métamorphose pas cette vision en poème mais en vertiges de la main, ce n’est pas pour dépasser un prétendu inénarrable de l’écrit, mais pour transcender la possible imposture, la toujours proche trahison de la parole ou du verbe. La radicale brutalité assumée du fusain, du graphite saisit ainsi la page et, amendant son silence, la délivrant de l’orthogonale découpe, elle lui offre une surface et une profondeur, la sature et la creuse, entre aspérités et grains lissés, entre noirceur et éclair, avec « l’intention de voir à partir du déjà-vu » […] « jusqu’à ce qu’une composition semble trouver une configuration singulière, unique et adéquate ». Un déjà-vu qui nous serait partage, communauté d’émotions.
Olivier Schefer, avec lequel Pierre-Yves Soucy s’entretient en fin de volume, (L’avènement de quelque chose qui nous échappe), écrit dans un texte liminaire (Fragments de paysages) : « Pour Pierre-Yves Soucy, j'en fais l'hypothèse, les traits, les traces, les grilles et les lacis, les empâtements au noir, les entailles du papier, la division de l'espace ou son resserrement, le grain frotté, rien de cela ne quitte tout à fait le monde, quand bien même il s'agit de l'égarer et de s'égarer en chemin. »
Serait-ce alors la main qui nous guide, qui instruit le lien entre la pensée et l’acte créateur ? « L’art se fait avec les mains. Elles sont l’instrument de la création, mais d’abord l’organe de la connaissance. » […] « L’esprit fait la main, la main fait l’esprit », ainsi que l’écrivit naguère Henri Focillon dans Éloge de la main (1934), cité par Olivier Schefer. Et de nos jours, cet universel et intemporel du geste continue de nourrir toute réflexion sur l’origine de la pulsion artistique, qui avant d’être vécue, évaluée comme objet esthétique, relèverait ainsi d’un mouvement premier, atavique, signant un hors-temps initial à partir duquel se construirait l’échelle chronologique que l’on nomme histoire de l’art.
L’organe de la pensée, c’est la main, écrit à son tour Valère Novarina, en choisissant ces mots comme titre d’un livre autobiographique (Entretien avec Marion Chénetier-Alev, Argol 2013). Mais, que peut, que dit la main de la pensée ? Quel est cet « organique » de l’écriture, qu’elle soit cursive ou graphique ? C’est là le paradoxe de la saisie d’empreintes. Caresser et s’emparer de la surface labile du monde ou la recréer par mimétisme n’est pas homothétique, quand bien même la pulsion serait identique, celle qui traverse cette extension unique du corps qu’est la main ancilaire, soumise au travail de l’œil, pour la conduire, l’amener à donner la parole au support, papier, tissu, toile, en le dotant d’une langue, celle de signes noirs qui donnent sens au virginal, au blanc.
Si la musique est fille du silence, la gravure est l’orpheline du vide, car celui-ci ne s’origine de nulle part, il est toujours déjà-là. Le silence sort de lui-même et le chant naît. La trace, elle, pénètre dans la page et instruit dans le même mouvement sa disparition car la mémoire visuelle n’équivaut pas à celle des sons, elle se destine à la dissipation, en autant de fragments que l’histoire de la représentation organise en objets d’identification. S’ils forment, réunis, rassemblés, les marqueurs de notre histoire picturale et esthétique, ils ne sont, chacun dans leur espace de solitude, qu’éléments abstraits, hors histoire, matière principielle que la main de l’artiste peut saisir et faire sienne, c’est-à-dire disposer dans une figuration possible, avec tous ses précieux avatars, jusqu’à l’abstraction la plus concrète.
Jouissons de ce renversement : la peinture figurative relève du symbolique, de l’abstrait, un abstrait auquel le symbolique confère un sens. Et il n’y a pas plus concrète que la figuration des seuls signes, abusivement nommée abstraite, jusqu’à être associée à un supposé et prétendu lyrisme.
Avec Pierre-Yves Soucy, nous revenons à la dialectique du noir et du blanc, voire des pastels, nous retrouvons possiblement un(e) geste de l’origine, mais avant tout geste du quotidien qui nous renvoie à notre finitude, à notre mortalité transcendée par chaque « déplacement d’angle, aussi minime soit-il, et c’est alors autre chose qui germe et qui jaillit », propos qui ne sont pas sans nous rappeler le Cézanne de la Sainte-Victoire, peinte à chaque fois selon un léger décalage sur 87 tableaux, 44 huiles et 43 aquarelles. Le même et l’autre. Répétition fondatrice du voir et du vivre la lumière et le sombre, le proche et le lointain dans la dissipation d’une focalisation qui métamorphose tel tracé minuscule en représentation majuscule, tel coup de crayon ou de fusain en quasi ronde-bosse au cœur englobant de la page.
La main de Pierre-Yves Soucy nous délivre de toutes contingences structurales et picturales, elle nous renvoie à l’obscur libéré de nos jours, à la lumière, à « l’intimation de l’attente ». Elle donne la parole alors à Ingeborg Bachmann, dans le poème intitulé Ce qui est vrai :
Tu veilles et guettes ce qui est juste dans l’obscurité,
tourné vers l’issue inconnue.
Pierre-Yves Soucy ne se trompe pas. Et s’il fait sien ce propos de Paul Klee : « La main exercée est souvent plus savante que la tête », c’est qu’il sait que rien ne se ferme pour les poètes, car souvent dans leurs mémoires, ce qui sourd de la page perd l’identité que le discours académique replie sur l’objet artistique. Pierre-Yves Soucy incarne dans sa polymorphie poétique et graphique cette exigence de la prévalence du sentiment sur la raison, de la pulsion pensante sur le « vague de l’idée », pour reprendre les mots de Valéry. Entre poème d’écriture et poème du tracé, la distinction n’est que d’émotion, sûrement pas de valeur.
Yves Boudier
Pierre-Yves Soucy et Olivier Schefer, Vertiges de la main, La Lettre Volée, 2022, 80 p., 18€
Deux brefs extraits du texte d’Olivier Schefer (choix de la rédaction).
Regardons le poème de Pierre-Yves Soucy, celui que la main écrit et celui qu’elle frotte, qu’elle gratte, dont elle recouvre le papier, laissant transparaître parfois la trace de pièces métalliques tirées d’un atelier. Ne dirait-on pas l’avers et l’envers d’une même traversée des paysages et des sols étrangers ?
Les dessins, les frottages de Pierre-Yves Soucy rappellent ici un herbier, là les nervures d’une feuille, ici encore une surface marbrée, peut-être des nœuds vivants, de la foudre, des morceaux de cailloux ; cela ou tout autre chose. Qu’importe à quoi cela ressemble ou ne ressemble pas. La main tâtonne dans des paysages nocturnes, passe entre deux pierres, hésite sous des herbes noires, esquisse un équilibre, tire un fil qui dépasse, toujours recueillant les fragments d’une beauté éparse dans les interstices du monde.
(p. 6 et 7) ?