Cher Christophe,
Certes, on l’a dit de toi, tu t’inscris dans une certaine tradition lyrique, mais en refermant Provisoires, j’ai eu cette pensée très personnelle (que d’aucuns qualifieraient être anachronique) qu’il s’agissait dans ce livre d’un lyrisme maniériste, historique et moderne, d’un maniérisme littéraire et thématique hérité des poètes et philosophes devisant sur la mort et la vanité d’être face à la ruine du monde : « Or, tournons les yeux partout, tout crolle autour de nous... »1 . Je parle de cette époque où la « rébellion mélancolique » (Tony Geerhaert) s’étendait sur l’Europe, de la seconde moitié du XVIe siècle au début du XVIIe. Comme ceux-là, empris d’une perspicace crise de conscience, tu te désoles des traumatismes que subit le monde, les déplores, mais dans la force active de l’écriture. Cette modernité maniériste que j’avance semble éternellement moderne, celle de l’éternel recommencement du monde déliquescent. Si le constat est en effet le même depuis des siècles, les causes repérées varient (et encore) : les hommes des XVIe et XVIIe siècles voyaient dans les guerres de religions sanglantes et dans les bouleversements de leur temps les prémices d’un cataclysme, et c’est de ce temps, me semble-t-il, que datent les premières fortes et pesantes inquiétudes sur la marche du monde, une prégnante prise de conscience du monde dans sa globalité ; or il appert bien que le monde a toujours les guerres et toujours des bouleversements délétères.
Quelques motifs présents dans tes poèmes m’ont dirigé vers cette réflexion de lyrisme maniériste, comme « une plume tombe », « l’eau mouvante », « une minuscule/bulle d’angoisse », et quelques autres qu’on peut trouver dans l’expression des vanités picturales. Mais évidemment, comme dans les œuvres des poètes dits maniéristes, tous les ingrédients maniéristes ne sont pas réunis dans ton livre. C’est une piste de lecture que j’ai empruntée.
Je parlerais de maniérisme également par la fragilité d’une pensée glissée dans une parole incertaine (aucune certitude ne verrouille tes poèmes), où le réflexif et l’inquiet prédominent. Pris entre l’effroi et la joie ton humeur balance. Tout fuit, mais tout revient (ou recommence), sauf le temps (« le temps qui file/à très grande vitesse mais jamais ne revient »), que ta prosodie nous fait entendre, ce temps qui est le plus préoccupant des non-recommencements et des non-retours en même temps qu’il charrie des recommencements humains néfastes. C’est peut-être là l’éphémère continuel. Nous ne sommes que provisoires sur cette terre, « errant dans ces lieux/comme il est juste et bon avec/pour seule compagnie/la longue théorie des morts sous le vol/aveugle des martinets dans le matin ». Est-ce pour cette raison que tu considères que « Humble et noble est le métier/de vivre » ? Face aux traumatismes planétaires, l’homme lucide ne peut que constater la ruine et sa fugace condition, constater le fragile et précaire métier de vivre, voire l’épouser, et d’une certaine manière l’accepter, ce qui le fait ressembler alors à la flamme qui tremble sous le souffle mais qui ne s’éteint pas ; je prolongerais la comparaison en ceci que ton vers vacille et ploie, mais ne s’éteint pas (« Tout ce qui branle ne tombe pas »2 ), il est au contraire animé par la flamme noire de la mélancolie. Mais la souffrance subie n’empêche pas la joie, la joie d’être au monde. Tu t’obstines à la joie (dont je me demande si ce n’est à la joie d’écrire premièrement, laquelle déterminerait toute joie). Poète d’une sensibilité anxieuse, hanté par la mort, par le caractère provisoire de notre habitation sublunaire, « A quoi bon/se débattre/et s’acharner ainsi/puisque bientôt/nous rejoindrons/l’ultime demeure », agitant continûment la crécelle et la faux (ton Testament d’après Villon récemment réédité en est un formidable écho), ton nouveau livre s’enracine dans du vivant, donc dans du mourant tout autant. Nonobstant ce, tu fais force joie, que tu déploies dans toute ton œuvre, une force de croire encore à la beauté du monde, ou du moins, à la beauté cachée derrière les horreurs de l’époque, cachée dans les « épiphanies quotidiennes », et qui leur résiste : « ...car s’il faut/à la fin n’être plus qu’un nom taillé/dans la pierre et deux dates autant dire quoi-/que rares les grâces et la beauté de ce monde » (en conséquence de quoi : « vivre/est une grâce »). Te lisant, je me demande souvent si une foi mystique ne t’anime pas (ton lexique est empreint de termes à connotations religieuses ou spirituelles, tels les mots grâce, lumière, joie, passions, épiphanies etc.), jusque me demander si la grâce n’est pas ta quête. Cette force, tu la puises également dans les plis de ta vie, dans le sentiment amoureux, dans le contact charnel des corps, dans les souvenirs de l’enfance, dans ces détails autobiographiques que tu esquisses au fil des poèmes (« ...c’est/bouleversant d’entendre/lorsque tourne le ventilateur/et que boue l’eau du thé/le son des cloches vibrant/dans le matin limpide ») ; mais ces sources sont autant de vanités.
Je crois qu’il y a une forme d’humanisme en toi, celle de vouloir rallier l’humain à ta cause bénévole, en l’éclairant des lumières de la poésie, à dire quasi que la poésie est joie. La ruine du monde n’entraîne pas à tes yeux la ruine de la beauté (tout en se demandant, en tant que lecteur, si tu ne trouves quelque beauté dans la ruine du monde...), « nous sommes alors tout prêts/à croire à la beauté des choses », écris-tu. Tu veux entraîner le lecteur, l’homme, dans cette conviction. Comme si tu avais une certaine foi en l’homme malgré tout.
Autre raison si j’évoque le maniérisme est que je t’ai immédiatement et arbitrairement connecté, outre avec Montaigne, mais avec moult autres écrivains qui ont contribué à l’élaboration d’une pensée maniériste conceptualisée a posteriori de leur vivant : c’est ma façon de placer certains poètes actuels au-dessus du lot, grâce aux connexions historiques qu’on établit en les lisant, poètes qui savent créer à eux seuls une cosmologie (littéraire). Du Shakespeare de Hamlet (« ... et, vraiment, tout pèse si lourdement à mon humeur, que la terre, cette belle création, me semble un promontoire stérile... ») aux « vers languissants » de Théophile de Viau (« Ma triste voix se perd en l’air... »). Tes vers vont au libre train d’une pensée en conflit entre l’horreur du monde et sa beauté ; libre train d’une pensée incertaine. Ton livre prend place au cœur des profondes inquiétudes du monde actuel. Si la lumière est très présente, comme les poètes du maniérisme, elle est incertaine : « une chose et son ombre/qui se dissolvent dans la lumière/et font basculer l’instant/comme une plume tombe/dans cette peur intime/soumise à la poussière » (écris-tu dans le premier poème qui nous renvoie à notre destinée, à la poussière).
Quoi que souvent au bord de renoncer, tu ne désespères pas : « le cœur inquiet de l’homme est si vaste/et si plein de contrastes il persévère/dans son obscur labeur scrutant/les signes de la nuit il cherche/la lumière dans la lumière/inépuisable du monde [...] ». Oui, à ta manière, reprenant le flambeau de ce poète roumain méconnu, Ilarie Voronca, tu martèles à ta façon et mélancoliquement que rien n’obscurcira la beauté de ce monde3.
Albert Camus lors de sa remise du prix Nobel de Littérature à Stockholm en 1957, exprimait avec force qu’il faut « se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire »4, et qu’il faille pour l’écrivain, « entre la douleur et la beauté », construire une œuvre qui s’oppose au « mouvement destructeur de l’histoire ». Ton écriture se situe dans ce mouvement. Tu es de cette race de poètes désespérés mais généreux.
Certes, écrivais-je en introduisant ma lettre, tu t’inscris dans une tradition lyrique, dans une tradition qui remonte à loin et vastement, dans quoi on sent le grand lecteur et l’observateur sensible, un lyrisme qui n’embrasse pas le nombril de Narcisse, mais l’humain. C’est pourquoi ta poésie est d’un lyrisme grandiose.
Jean-Pascal Dubost
Christophe Manon, Provisoires, éditions Nous, 2022, 96 p., 14€.
1 Montaigne, Essais III, « De la vanité »
2 Ibidem.
3 Ilarie Voronca, Beauté de ce monde, éd. Le Sagittaire, 1939, réédité en partie par les éditions l’Arbre en 2000.
4 Albert Camus, Le discours de Stockholm, 1957