À travers essais et poèmes, Serge Martin/Ritman ne cesse d’inventer une « poétique de la relation », où l’identité n’advient que par l’altérité et où les liens importent plus que les termes qu’ils contribuent à nouer. Quoi d’étonnant, alors, à ce que L’aura de tes noirs soit tout à la fois – et comme d’un même mouvement – une méditation subtile sur l’œuvre de Laurence Maurel (dont une bonne quarantaine de gouaches, fusains ou lithographies sont reproduits ici), une tentative de correspondance entre les mots et les images, et une manière de revenir sur le parcours du poète lui-même ? Pour inviter à lire ce livre, et même à entrer dans ce « voyage de la lumière » (p. 31), peut-être est-il bon de s’appuyer, justement, sur trois titres jalonnant un tel parcours : trois titres (d’autres sont évoquées dans ces pages) comme autant de notions sans cesse reprises et travaillées par le poète, jusque dans cet essai-poèmes…
« Claire la nuit » : C’est le titre d’un ouvrage de Serge Ritman datant de 2011, accompagné déjà par les encres de Laurence Maurel, et dont un passage est cité tel quel ici (p. 22). C’est surtout affirmer qu’une opposition supposée (la clarté évoquée par l’adjectif vs. l’obscurité de la nuit) ne vaut que tant qu’on pense hors des œuvres ; le poème comme le travail graphique abolissent tout paradoxe, tout dualisme, pour inventer leur spécificité – nous pourrions dire ici : leurs propres couleurs. Sur le site de Laurence Maurel, on peut apprendre en effet que « la presque totalité de [son] œuvre dessinée est en noir et blanc » ; mais le poète s’empresse d’ajouter qu’entre ces deux nuances, il n’y a pas antagonisme mais relation et invention, de même que ces dessins et peintures invitent à « des rapports de luminosité, des enjeux de vision, des surprises de la matière d’art, des rêves de la dérive minérale » au lieu d’« une opposition entre figuration et abstraction » (p. 77). De là cette « manière noire » de l’artiste (autre titre de livre de SR et LM, repris ici pp. 63-75), qui possède une « aura », une « force […] consonantique » apte à créer « cette couleur » ou « lumière […] vertigineuse » (p. 53), « quasi inaccessible et surtout réversible, non en son contraire mais en son intensité la plus forte et qui serait le blanc » (p. 21). Cet « aura des noirs » de Laurence Maurel serait donc le répondant du « Claire la nuit » de Serge Ritman – et vice versa : plus qu’une simple nuit claire ou qu’une qualité du noir : une tonalité propre aux poèmes et aux dessins et peintures, une couleur aimante ou amoureuse (puisque aussi bien l’adjectif « Claire » ne peut être dissocié du prénom de l’aimée) ... Par quoi les deux œuvres ne se font pas seulement face : elles s’accompagnent mutuellement ; elles sont toutes deux « traits » (lignes écrites ou dessinées) (p. 18) qui participent d’une même « prosodie graphique » (p. 6). Ainsi la « signifiance que [SR] aimerai[t] appeler prosodie des gris » (p. 21) chez Laurence Maurel peut-elle s’entendre dans les textes ici rassemblés – singulièrement dans tel passage, où les [vi], les [z] et cette écriture toute de rebonds et de « renversements », disent (et font) ce que fait (et dit) le travail graphique :
c’est rien mais tout l’invisible
te crève les yeux et je les
emporte dans le zigzag de nos vies (p. 45).
« Eclair d’oeil » : Autre titre d’un livre ancien repris dans ces pages (p. 79-91), autre notion opérante pour parler de l’expérience propre aux œuvres de Laurence Maurel – temporelle cette fois. Car ces mots, qui semblent dire la fugacité et le mouvement, indiquent, à propos des œuvres dessinées ou peintes, « la fulgurance lente de leur activité ou la retenue inouïe de leur volubilité » (p. 52). Là encore, il n’y a paradoxe que pour celles et ceux qui refusent d’entrer dans les œuvres, de se laisser emporter par leur spécificité : les images et les poèmes se répondent en une danse (p. 61) où « La lenteur des yeux / est au vif de ces paroles » (p. 84). Ils inventent leur propre temporalité qui est un « présent du voir » (p. 115), c’est-à-dire à la fois un « survoir », « néologisme [qui] viendrait comme signaler la force des survivances dans l’œuvre » (p. 6) et qui neutralise l’opposition (décidément !) entre apparition et disparition (p. 21), et « la durée d’une vision qui est à prolonger singulièrement », « à accompagner, à réénoncer » (p. 31). Ni catégorie grammaticale (qui serait à différencier d’un passé et d’un futur), ni catégorie ontologique (qui s’opposerait à une absence), ce présent est à la fois interne à l’œuvre (aux œuvres) et fruit de leur relation. Il ne peut se dire mieux qu’en terme « d’accompagnement » – et se faire mieux qu’avec la prosodie qui porte le poème : « ce mouvement est un appel à l’accompagnement, à l’enfouissement dans sa teneur, à l’engrènement dans ses épaisseurs, à l’élargissement dans sa concentration » (p. 31). En somme, un présent lent (« l’en »), d’ « une lenteur pleine d’épaisseur » (p. 61) « invit[ant] à prolonger la relation » (p. 6), à la manière d’un « ssement » (semant ?) qui substantive (et élargit ou prolonge) chaque verbe ici.
« A l’heure de tes naissances » : Il est émouvant d’apprendre dans ce livre les circonstances de la rencontre entre S. Martin/Ritman et L. Maurel. Il s’agissait d’un projet réalisé avec des écoliers « dans les cadres […] de l’initiation artistique » (p. 7). Ce récit de leurs « débuts communs » est surtout une manière de faire le portrait de l’artiste et du poète en éternels « débutants ». Le lien à l’enfance, à la transmission, à la découverte de « ce qui se passait sous nos yeux presque ébahis » (p. 7), avant même la correspondance poétique (à tous les sens qu’on pourra donner à ce mot), ne peut que porter toutes les démarches d’écriture et de dessins/peintures postérieurs, et les marquer du sceau de « l’aventure des commencements » (p. 8) – puisqu’on « n’en finit pas de commencer » (p. 70). A l’heure de tes naissances : le titre du premier projet commun (expliqué p. 9) pourrait par conséquent être donné à tous les textes rassemblés dans ces pages et aux œuvres de Laurence Maurel, puisque celles-ci nous somment de « voir la lumière comme on ne l’a jamais vue » (p. 78) et plus généralement « d’apprendre à voir » (p. 115). Plus encore, ce titre serait un autre nom possible de la relation entre eux, et de l’incessante « metanoïa » (p. 61) qu’elle provoque – puisqu’avec les poèmes de SR, Laurence Maurel ne cesse de naître dans l’aura de ses noirs et Serge Ritman devient je en serrant ses gloses tout contre les dessins, encres et gouaches de LM :
alors les vies de ton
racontage plein de
mes gestes emmêlent
nos rêves que j’ignore
et ta danse des mains
soulève des formes vers
la pensée d’un maintenant (p. 106)
Yann Miralles
Serge Ritman, L’aura de tes noirs, avec les œuvres de Laurence Maurel, L’Atelier du Grand Tétras, 2022.
Extraits :
[survoir] : Ce néologisme viendrait comme signaler la force des survivances dans l’œuvre : comme autant d’apparitions qui ne s’imposent pas par l’image mais qui se font jour avec l’attention du regardeur pour donner suite à l’abandon de l’artiste qui a laissé venir tout ce qui œuvre son œuvre sans savoir, jusqu’à ce survoir. Peut-on parler d’inconscient à l’œuvre ? Certainement ! Mais à condition de garder toute l’attention portée non vers une vérité de l’œuvre mais vers son activité inachevable où le survoir nous fait suivre l’air de ce récitatif de l’abandon que lance chacune des œuvres de Laurence Maurel.
(« Récitatif d’un survoir », p. 6)
l’homme qui
nage sous la ligne des représentations
les traits partageront les taches
reculeront autour de la surface
immaculée dans un mouvement
de palmes de balais de palais
les hommes qui
restent muets disent le regard des bouches
(« L ‘homme qui », p. 18)
C’est le continu corps-image par l’expérience de la main qui ouvre alors à un paysage mental, à une excursion dans les lumières sombres ou aveuglantes. Exactement ce que Laurence Maurel ne cesse de nous faire revivre, de recommencer à chaque fois qu’elle éclaire jusque dans ses noirs un coin de papier, une surface réduite que notre œil peut alors cadrer comme un paysage, que je ne dirai pas abstrait mais dorénavant concret puisqu’il nous demande de voir la lumière comme jamais nous ne l’avions vue : opaque ou transparente, mouvante ou arrêtée, diffuse ou concentrée, lointaine ou proche, passée ou à venir, toujours plurielle et jamais univoque. J’aime ces paysages-lumières qui nous éclairent jusqu’à voir le noir, l’inconnu si ce n’est l’infini de la lumière.
« Paysage abstrait », pp. 77-78)