Avec son onzième recueil, Jacques Vandenschrick poursuit sa « mélancolie métaphysique » à la tonalités élégiaque assumée (1), dans une langue haute, d'une sévère beauté (2). La note « liminaire » nous prévient (p. 11-16) : les « fuyards » ne sont ni errants ni exilés, sans espoir de retour ni peut-être d'arrivée. Importent avant tout l'état de la fuite et son impérieuse nécessité. Que fuit-on ? Les « maîtres », « son propre mensonge, le rêve sournois d'une mère, la détresse d'une désillusion, la vengeance redoutée d'un frère … » (p. 15). « Les fuyards sont gens de légendes austères » dont « le poème ne peut tout savoir mais non pas ne rien dire » (p. 16) : le recueil en dira donc ce qu'il peut en quarante courtes proses.
On pourrait d'abord les lire comme un récit des étapes et des haltes d'une fuite sans cesse reprise. Sans qu'un nom propre ne soit donné, c'est l'histoire de Jacob-Israël au livre de la Genèse (Gn 27-36) qui inspire le poète. On retrouve en effet bien des éléments de la légende du patriarche, s'éloignant dans l'urgence de la mère et du « frère usurpé » (p. 19), rencontrant la « meneuse de brebis » (p. 20) près d'un puits dont il roule la pierre (p. 21). Rien ne nous est dit des années passées en exil : à nouveau, il fuit le « maître injuste » (p. 28), « accaparé de richesse » (p. 29) non sans emporter la moitié de ses troupeaux, ses filles et ses idoles de bronze (p. 29, 30, 39), et l'on redoute à mesure qu'on s'approche la rancune du frère (p. 48). Entretemps, des « songes » et des « échelles » qui n'auront pas été gravies (p. 40), un combat incompréhensible (p. 33, 34, 39, 37) qui laisse la « vie » sauve et « boiteuse » (p. 51).
On résiste pourtant à ne lire dans ce recueil qu'un récit, encore plus une reprise de la trame biblique à la manière d'un Jean Grosjean. Si la geste de Jacob sert de cadre et de réservoir d'images et d'épisodes, le poème évoque plus sûrement un « nous, enfants de l'énigme » (p. 22), un « on » fréquemment évoqué (pp. 21, 22, 32, 35 …). Ils regardent passer ceux qui fuient avec joie d'abord, quand on croit les entendre dans la nuit : « ce fut en nous une boule de foudre […]. Un homme cherchait vraiment l'eau dans le bruit de fonds du monde » (p. 21). Bientôt, l'interrogation et le doute se font jour : « nul n'arrivait plus à savoir le nom de qui blessa l'autre à la hanche » (p. 22). Et le ton se fait mélancolique : les fuyards sont certes « comme nous » (p. 35), mais on ne peut les suivre, car la « herse est tombée, nous séparant pour toujours » (p. 52). De fait, les « mots sont fermés comme des parois » (p. 32), on ne comprend pas « ces histoires de blés, de brebis, de mensonges ce que l'absence cherchait à dire » (p. 34), les rites sont devenus « trop anciens pour être partagés » (p. 46), et l'on reste dubitatifs devant les « prophètes » qui prétendent savoir, expliquer (p. 53).
Ne restent que des « vieilles paroles » et de « vieilles images », que le poème retrouve ou « remue […] comme des feuilles mortes » (p. 22), ce faisant qu'il invente, proposant par elles une morale pauvre : laisser les questions dont le nombre s'accroît (p. 46, 47, 58, 54, 55, 57) sans réponse certaine ; confier au vent le soin de « disperser » la douleur : « il oubliera sans avouer » , avec ses bourrasques qui « elles aussi sont marranes » – peu ou mal croyantes donc (p. 50). Ce que le vieux récit ne saurait plus faire – fédérer les « incertains » et « absents » (p. 37), à mener vers « l'au-delà des octrois » (p 40), « cet ailleurs soupçonné de n'exister pas et qui jamais ne s'acquiert » (p. 52) – peut-être le poème le fera, en nous laissant à méditer son énigme : « ô vieux compagnons taciturnes, chacun cherche donc en soi sa frontière ? » (p. 58)
Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond
Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards, Cheyne, 2022, 58 p., 17€
(1) J. Vandenschrick, « N'importe quel petit rien qui nous était le tout », dans : États provisoires du poème, II, La Comédie de Reims-Cheyne, 2000, p. 65.
(2) Une anthologie de quatre de ses premiers recueils est parue, accompagnée d'une postface de G. Purnelle qui en présente les enjeux et les évolutions formelles : Avec l'écarté et autres poèmes, Espace Nord, 2021, 216 p. (9 €)
Extrait, p. 38
20.
Comme nous, pèlerins de ce qui ne veut rien dire, qui rêvons de ce qui n'existe pas, qui jetons du sel sur les pages, le maître injuste savait-il ce que les larmes acceptent d'avouer ? Les chagrins savent peu ce qu'ils pensent. Ils ressemblent à la neige de février qui parle toujours d'autre chose dans sa douceur d'apocryphe …