A la suite de la lecture de son livre Ex machina* (La Thébaïde, oct. 2023) par Jean-Claude Pinson, Gérard Cartier et lui ont eu cet échange épistolaire sur des questions d'écriture et de composition.
Le 30 octobre 2022
Cher Gérard Cartier,
Bien que n’ayant pas l’expérience du roman, j’ai lu avec grand intérêt votre Journal de l’oie.
Je crois y retrouver, aiguisées par votre propre expérience de l’écriture romanesque, quelques questions essentielles.
Si c’est d’abord au plan théorique que je les ai pour ma part rencontrées, elles ne sont pas tout à fait étrangères à l’écriture du poème (du moins tel que je le conçois).
Et lorsque j’ai tenté d’élaborer des récits, je n’ai évidemment pas pu échapper à ces questions.
La première, selon moi, touche au problème du réalisme : quand on n’est pas dans la pure fiction, il n’est pas simple, vous le dites très bien, de s’affranchir de la réalité, la vérité du vécu, sa pression entravant en effet l’esprit (je reprends vos formules de la page 26).
La seconde est affaire de technique : comment résoudre la tension entre l’exigence d’organicité propre au roman (c’est du moins la vision qu’en ont les « classiques » et après eux un théoricien comme Lukacs) et la recherche, par le montage, de la puissance poétique de la dissociation – laquelle n’est peut-être qu’un autre nom pour cette venue au premier plan de l’écriture qui caractérise le modernisme.
Dans cet ordre d’idées, les romans de Claude Simon sont une des tentatives de synthèse les plus convaincantes (je vous rejoins pour considérer Histoire comme un grand livre).
Tout cela formulé, ce qui est certainement un sérieux handicap, sans connaître le roman en marge duquel ces notes sont écrites. Un roman dont je devine cependant qu’il est d’une forte et belle ambition.
Avec mon amicale pensée.
J.-Cl. P.
Le 31 octobre 2022
Cher Jean-Claude Pinson,
Un grand merci pour votre message. J’admire votre habileté (que j’avais déjà notée dans vos notes de lecture et vos notules sur Facebook) à tirer des livres un enseignement utile à tous.
La première question, celle du « débat » entre l’emportement de la fiction (qui est toujours heureuse et qu’on peine à brider) et le souci de la vérité (qui est une inquiétude en soi, indépendamment de l’effet de réalité qui en résulte), débat que vous ramassez dans le mot réalisme, se résout me semble-t-il sur la page même, en cours d’écriture, dans un compromis permanent : je crois que c’est affaire avant tout de sensibilité. Je note à ce propos que si l’on admet aujourd’hui l’invention en matière de roman « autobiographique » (plus personne pour reprocher à Cendrars d’avoir imaginé certaines péripéties de son existence, laquelle était pourtant loin d’être paisible...), l’invention n’est pas toujours aussi bien admise en poésie ; beaucoup de lecteurs en attendent qu’elle soit une confidence, empreinte d’authenticité, de sincérité ; toute invention leur semble une tromperie : ce que dément toute l’histoire de la poésie. Mais je m’égare…
La seconde question, celle de l’organicité du roman (c’est une belle formule) est plus délicate, mais les solutions qu’on y apporte sont en puissance beaucoup plus riches d’effets. Ce peut être une intrigue qui court le long du roman (solution classique, à laquelle j’ai eu moi aussi recours dans L’Oca nera, quoique de manière assez désinvolte), ce peut être aussi le recours à une structure formelle, solution plus « moderne » en apparence (ce serait à examiner de plus près) – vous aurez noté en lisant Ex machina que mon Oie noire épouse la forme des jeux de l’oie. Il me semble que c’est le vrai enjeu d’un livre, même de poésie, au point qu’aucun des miens n’est une simple collection de poèmes : ils ont tous une forte armature formelle.
Pardonnez-moi de ne pas vous avoir envoyé mon roman lors de sa publication, en 2019 : nous n’avons été en contact que plus tard, à l’occasion de la préparation du dossier sur Jude Stéfan pour Europe.
Bien amicalement
Gérard Cartier
Le 1 novembre 2022
Cher Gérard Cartier,
Non, vous ne vous égarez pas ! La question de la sincérité n’est pas absente de la réflexion de certains poètes « avant-gardistes », qui s’attachent à la dissocier de toute idée de confession.
On la trouve notamment chez Emmanuel Hocquard (qui reprenait à son compte l’idée d’« instants de conviction » défendue par George Oppen).
La question est notamment posée à propos de la technique du prélèvement (du cut’up) et du montage : comment un énoncé emprunté (« hors sol » au regard de l’expérience du Je de l’énonciation) peut-il cependant sonner « juste » ?
Je vous rejoins, je crois, dans votre souci de livres architecturés plutôt que de recueils (mes livres de « poésie », malgré le titre de la collection, n’ont jamais été des recueils de poèmes).
Je n’ai malheureusement pas le temps de développer davantage ces propos épistolaires dans l’instant présent, étant rivé à la « table de peine » pour tâcher de mener à bien un travail au long cours. […]
Bien amicalement.
J.-Cl. P.
Le 2 novembre 2022
Cher Jean-Claude Pinson,
Étrange comme la réflexion sur la sincérité en littérature, qui est une affaire d’ordre moral, vient à déboucher sur une question formelle, de technique d’écriture : l’usage des cut-up. Mais vous avez raison. L’incrustation de matériaux étrangers éloigne le moi (haïssable dit l’autre) du poète, sans pour autant chasser celui-ci du texte, dans lequel il se manifeste au contraire fortement par cet acte même. Et, par ailleurs, ces emprunts contribuent puissamment à l’effet poétique de la « dissociation », où vous voyez à juste titre la principale caractéristique de la littérature moderne (que j’ai quant à moi appelée quelque part l’imperfection). Cette technique a été radicalisée dans notre siècle (je veux dire l’autre, celui dont nous ne sommes pas vraiment sortis) par les poètes et les romanciers, mais elle n’y est pas tout à fait née et, au plan esthétique, elle rejoint la fameuse poétique des ruines, chère aux romantiques, qu’elle étend du sujet à la matière de l’écriture.
À l’inverse, dans L’Oca nera, j’ai plusieurs fois eu recours à des emprunts, mais sans les affirmer comme tels, sans solution de continuité (guillemets, italiques), en incrustant par exemple dans mon texte une phrase entière de L’Adolphe (d’ailleurs signalée dans Ex machina, le roman du roman) et au moins une autre de Robbe-Grillet. Il s’agit apparemment moins d’insincérité que de tromperie. Mais si on ne reconnaît pas l’emprunt, il n’en est évidemment rien ; et si on le reconnaît, il a tous les effets du cut-up, quitte à parler de perversité – bien modeste : on se souvient que Cendrars en fit tout un livre...
Merci d’avoir suscité ce dialogue. Où l’on retrouve les plaisirs de la conversation à bâtons rompus, qui n’est pas moins opérante qu’une réflexion méthodique. N’est-ce pas elle qui a engendrée, dans un autre siècle, tant de bouleversements – et pas seulement en littérature. Mais nous voilà bien loin de notre affaire.
Bien amicalement
Gérard Cartier
N.B. Ex machina, sous-titré Journal de l'Oie, est le journal de l'écriture du roman L'Oca nera (La Thébaïde, 2019).