Lettre à Laurent Albarracin portant sur Le Château qui flottait
Cher Laurent,
Celui qui te lit et a détecté l’humour qui circule dans quelques-uns de tes ouvrages précédents ne sera pas surpris de ce passage par le comique que tu t’accordes gaillardement au cours de ton aventure poétique, un humour dont je ne vanterai jamais assez bien le bénéfice qu’il fait à l’esprit grâce à sa toute finesse1.
Comique qui consiste, parlant du genre « héroï-comique » que tu revendiques en sous-titre du Château qui flottait, dans le décalage entre la forme choisie, l’épopée (traditionnellement réservée aux sujets guerriers ou nobles traités dans un registre verbal élevé), et le contenu narratif (des événements banals vécus par des personnages de basse condition ayant une parlure triviale) ; comique souventes fois d’intention satirique. Boileau, sous-titrant Le Lutrin comme « Poème héroï-comique », écrivait pour définir ce comique-là : « C’est un burlesque nouveau, dont je me suis avisé en notre langue : car, au lieu que dans l’autre burlesque, Didon et Enée parlaient comme des harengères et des crocheteurs, dans celui-ci une horlogère et un horloger parlent comme Didon et Enée ».2
Les personnages de ton épopée sont des poètes d’au jour d’hui, ce qui n’est pas innocent évidemment. Que « C’est Ch’Vavar qui d’abord trouva que ça puait » soit le vers d’ouverture, ça met dans l’ambiance : le ton est bien familier et peu digne d’Enée, puisque c’est un poète qui parle (le narrauteur) pour rapporter les propos d’un autre poète (ledit Ch’Vavar ayant dit « – Ça pue »). Voilà donc Enée parlant comme un crocheteur (du Port-au-Foin dirait Malherbe), et non point un horloger comme Enée. Tu fais aller les poètes épiques vers le bas parler (si on considère encore la poésie comme un art majeur imaginé par une noblesse d’esprit parlant un langage issu des hauteurs divines, « ce noble Art Poëtique », disait Clément Marot, et qu’ont tendance à considérer encore comme tel maints poètes3). Est-ce que cela ne l’apparenterait pas plutôt à l’autre burlesque dont parle Boileau ?... Assavoir burlesque qui, en transformant des aventures héroïques en aventures comiques par le travestissement des actes et du langage, fait descendre les dieux et les héros (et les poètes) au niveau des personnages les plus vulgaires... Cela étant, l’épopée non sérieuse s’accommode de l’héroï-comique autant que du burlesque et on ne fera pas querelle des genres pour la raison que ton poème navigue à merveille dans la zone de perméabilité entre ces deux genres du comique ; car si dans un lointain jadis les genres littéraires étaient étanches entre eux, ils ont au fil des siècles néanmoins pris l’eau pour devenir complètement perméables les uns aux autres. Ton épopée contient un comique en ce sens où elle joue allègrement et foutraquement et par ailleurs fort savamment de cette perméabilité (qu’Emmanuel Boussugue signale dans sa préface, mêmement). Ne devrait-on d’ailleurs peu se chaloir de quel genre de burlesque relève ton poème, et sans doute n’en chalut-il goutte à maints de tes lecteurs ? (Il n’empêche que ça peut turlupiner un lecteur un tantinet pointilleux qui considère que ce jeu sur la perméabilité des genres participe d’un ample travail de modernité ironique à l’œuvre dans Le Château qui flottait.)
L’épopée, dont tes comparses poètes de la revue Catastrophes, Pierre Vinclair et Guillaume Condello (personnages de ton poème) sont amateurs pour ne pas dire spécialistes, au contraire d’eux, tu la moques. Tu la parodies pour satiriser. Et la cible de ta satire est la Poésie. Avec un grand pet. Ton épopée porte la charge narrative des (més)aventures d’une paire de pairs en poésie et s’achève par un beau flop au pied du château qu’ils s’étaient donné d’assaillir, lequel château s’avère n’être, au bout du compte, que du flan :
« Et donc le château qu’on attaquait par son flanc
Ensoleillé de matière jaune, flottait
Gélatineusement un peu comme du flan.
Il donnait l’impression vague qu’on le flattait... »
(J’en profite pour m’arrêter un instant le temps de passer sur le délicieux terme anglais mock-heroïc, dont je trouve qu’il siérait à merveille à ton texte si on le francisait en « moque-héroïque » ?)
Ordoncques, lancé à l’aventure de la forme, tu ne cesses de la piquer de ta lance satirique. Les poètes-héros de ton épopée progressent vers un château-flan et nous invitent à suivre leur gradus ad Parnassum ; une montée ridicule vers la Poésie ; un « Parnasse ridicule ». J’ai détecté plusieurs indices techniques, si je puis dire (métriques et rhétoriques), qui appuient fortement mon hypothèse de satire de la poésie ; que je vais très-non-exhaustivement exposer.
De nombreuses diérèses par exemple sont signalées par un point inclusif forçant à prononcer burlesquement quelques mots si on veut suivre le mètre :
« Nous progressi.ons dans un grand couloir de vent »
« Alors Ch’Vavar baissa le premi.er sa lance »
« À force de ruse et d’opini.âtreté »
Parfois très forcées dans le comique :
« L’ignorance comme un jus su.intait des murs »
Un jeu permanent est tissé sur les rimes, digne des Grands Rhétoriqueurs, comme :
>> Des rimes équivoquées, parfois alliances de contraires, et parfois même doublées, comme dans ce quatrain techniquement excellent où on trouve une rime équivoquée dérivative (paraissait/disparaissait) croisée avec une rime semi-équivoquée (faste/gaste) :
« D’étrange et de troublant, c’est qu’il nous paraissait
Aussi étroit que vaste, aussi chiche que faste.
Comme si tout repère autour disparaissait
Et que nous fussions perdus sur la terre gaste. »
>> Des rimes couronnées comiques :
« Pour sûr, tels que nous randonnions, en rang d’oignons »
>> Sans parler de ce magnifique modèle d’intertextualité sur la rime équivoquée :
« (À quoi ça tient nos actions sinon que ça rime.)
Ni une ni deux à la muraille on s’arrime.
Il nous fallut un emplacement qui nous aille
... »
Où le lecteur des textes du siècle seizième ne manquera pas de remarquer la présence palimpseste de Clément Marot et de sa fameuse « Petite Épître au Roy » :
« En m'esbatant je faiz Rondeaux en rime,
Et en rimant bien souvent je m'enrime:
Brief, c'est pitié d'entre nous Rimailleurs,
Car vous trouvez assez de rime ailleurs,
Et quand vous plaist, mieulx que moy, rimassez,
Des biens avez, et de la rime assez.
Mais moy à tout ma rime, et ma rimaille
Je ne soustiens (dont je suis marry) maille. » 4
>> On trouve aussi des rimes équivoquées ironiques (sur l’ego des poètes) :
« Le temps pendant la gloire est un alter ego
Qui a un peu la texture de l’aligot »
Il y a dans Le Château qui flottait luxuriance de calembours à la rime5.
J’évoquais l’idée d’une modernité ironique, elle brille dans ce vers : « Pas de chef ici, c’est la rime qui commande ». En effet, la subjectivité d’auteur s’efface derrière la rime, c’est elle qui fait avancer le texte. Le poète ne dirige pas la phrase, mais est dirigé par la rime, derrière laquelle il disparaît. La rime commande la trame narrative. On est dans une sorte de textualisme amusé : c’est la rime, donc de l’ancienne poésie, qui écrit. L’ironie est des plus finement exprimées sur des questions de la poétique actuelle.
J’ajouterai aux indices repérés quelques antiphrases ironiques comme « Hé on n’est pas là pour faire d’la poésie », ainsi que des comparaisons absurdes :
« Ils brisent le réel à grands coups de cuiller,
Or celui-ci a le répondant du gruyère »
« L’espace résistait comme du Nutella »
« Les collines sont comme des poules qui couvent »
Il semblerait même que dans ces comparaisons tu t’amuses de ta propre notion de l’image : « L’image réussie est le rapprochement de deux réalités qui, par le truchement l’une de l’autre, acquièrent chacune la capacité de se dire davantage, de s’invoquer et de s’évoquer », écris-tu dans De l’image6. Une manière élégante de t’auto-parodier dans ta propre entreprise satirique.
Ainsi tu nous régales d’une pétarade de bons mots, de calembours et de comiques de situation qui ont l’heur d’être subtils et d’activer des connexions avec toute une bibliothèque, et pas seulement toute une bibliothèque, comme dans cette scène qui en rappelle une dans le génialement absurde Sacré Graal des Monty Python (calembour à Camelot) :
« On prenait sur la tête un tas de projectiles.
Il tombait des gravats, des pots de fleurs, des tuiles,
Et, li.ant le tout venant de la camelote,
De la poix enflammée et de la bouillante huile.
Comble de l’horreur : sur nous ils vidaient leurs chiottes »
Il n’est pas hasard en effet et comme je le disais quelques lignes plus haut que les personnages anti-héroïques de ton épopée soient des poètes actuels, certains même sont auteurs d’épopées (Pierre Vinclair, Guillaume Condello, Ivar Ch’Vavar, Charles-Mézence Briseul), pas effet du hasard que tu les chahutes (amicalement) tout le long de leur périple ou dans ce vers ramenant l’épopée au style comique populaire, ramenant les poètes et leurs grandioses aspirations à la réalité de personnages risibles : « Ils croient vivre une épopée, mais c’est un cartoon ». Tout est dit dans ce vers. Ton épopée n’est pas un simple amusement potache. Il a une portée critique, de la poésie.
Et ne parlons pas (mais si parlons-en) des trois derniers chants, qui ont tout du fantastique médiéval passé à la moulinette de la légende du Graal échouée dans une Brocéliande carnavalesque qui fait se terminer l’épopée en queue de poisson pour ne pas manquer de brocarder la poésie par la grâce de tes personnages finissant le bec dans l’eau de boudin d’une fontaine de jouvence dans laquelle flottait le château-flan.
Comme je suis de ceux qui pensent qu’ « un poème doit être une fête de l’intellect », et que « la pensée doit être cachée dans les vers comme la vertu nutritive dans le fruit »7, il me faut dire qu’à la lecture de cette épopée tissant une toile d’hyporéférences comiques, j’ai eu mon content de vertus nutritives ; parce que la poésie, à l’instar de ton livre, empêche l’intelligence d’être anesthésiée par des Jean-Paul Rouve ou par le poids d’un réel coercitif.
Laurent Albarracin, Le Château qui flottait, poème héroï-comique, éditions Lurlure, 2022
Jean-Pascal Dubost
1 Je pense en particulier à Res rerum, Arfuyen, 2018 et à Contrebande, Le Corridor Bleu, 2021, par exemple.
2 Nicolas Boileau, Le Lutrin, Poème héroï-comique, 1674-1682.
3 Contrairement au comédien et amuseur public Jean-Paul Rouve déclarant avec péremptorie dans les colonnes du Figaro : « Aujourd'hui, la poésie n'est malheureusement plus un art majeur [...] Les auteurs de chansons sont les poètes d'aujourd'hui. Souchon et Renaud sont des poètes » (site du Figaro, le 20 septembre 2022).
4 La « Petite Epistre au Roy » a été composée en 1522, Clément Marot n’avait que 22 ans, et ce qui s’apparente à un exercice de style n’en est pas uniquement un.
5 Un petit rappel pour le lecteur pas trop au fait des métriques anciennes : la rime équivoquée (que Du Bellay proscrivait dans sa Défense et illustration de la langue française, « ces equivoques doncques [...] me soyent chassez bien loing »), voulait qu’on fît rimer des mots homophones ou homonymes souventes fois à dessein satirique ou obscène ou farcesque :
Cy dessoubz gist, et loge en serre
Ce tresgentil fallot Jehan Serre
(Clément Marot)
Ton œil est clos, & le mien a les champs,
Voyant plaisirs friands et alléchants,
Qui la pensée en négoces terrestres
Tournent souvent, & tu as pour tes restes
Les sentiments de contemplation,
Prenant en fin du compte ample action.
(Guillaume Crétin, dont le poème « Dudit Crétin audit Frère Jean- Martin » est une succession de rimes équivoquées)
6 De l’image, éd. de L’Attente, 2007.
7 Les deux citations sont extraites de Tel Quel de Paul Valéry, 1941.