Michael Bishop explore Le dernier rêve de Patinir, le confronte à plusieurs autres livres d’Angèle Paoli montrant la diversité et la cohérence de tout son travail.
Lire Lauzes (2021), Traverses (2021) ou L’instant Noailles (2022) d’Angèle Paoli, titres déjà si bellement distinctifs dans leurs manières respectives, comme dans leur pertinence vécue, explorée, semble nous préparer peu aux surprises que nous réserve ce beau poème en dix volets qu’est Le dernier rêve de Patinir. Mais ne retrouve-t-on pas ici cette même grâce, cette même beauté, cette même sensibilité appartenant à ces autres longs poèmes que nous a offerts récemment Paoli, les surprises résidant dans la différence de contexte, d’application, de topique, de focus d’un œil, d’une main, d’un esprit à jamais s’ouvrant aux phénomènes et gestes qui attirent, riches en profondeur et puissance, sensuelles, affectives, métaphysiques ? Car l’œuvre paolienne, diversement orientée, reste une œuvre de constance, de persévérance, de fidélité au sein de sa mouvance, sa liberté. Pourquoi Paoli, en effet, écrirait-elle ce livre si ce ne serait pas afin de traverser, avec Patinir, les grandes questions existentielles qui, manifestement, restent, aujourd’hui, urgentes, universelles, atemporelles et, si souvent, toujours mal comprises ? Certes, l’art est au cœur de ce choix, quoique non pas pour des raisons strictement esthétiques, afin de vénérer la pure inhérence plastique de l’art de ce peintre de paysages, comme on a surtout vu Patinir. Ce serait tomber dans le piège d’une abstraction, d’une orchestration technique, formelle, matérielle, d’un génie déployé sans visée, sans sens autrement que mathématique, chimique, déplié sur lui-même. Car Patinir lui-même, pourquoi aurait-il peint ? Oui, pour puiser aussi profond que possible dans ce talent qu’il trouve et chérit dans son œil et ses mains. Mais aussi pour rendre visibles, presque tangibles, et surtout méditables des gestes, actes, doutes et décisions qui sont humainement pertinents.
Déjà, dans Traversées et L’instant Noailles, s’affirment centrales la beauté de la terre, de ses moindres créatures, la question du comportement humain, de ses énigmes et paradoxes, le rôle de l’art comme moyen d’exploration, au-delà de sa ‘simple’ matérialité, du grand puzzle que constituent la vie et sa mort. Et l’ekphrasis s’est révélée fondamentale dans certaines ‘lauzes’ où de très beaux tableaux de Giorgione, de Carpaccio, de Da Vinci, de Ghirlandaio sont approfondis pour leur valeur éthique, spirituelle, pour leur haute pertinence, comme ici avec Patinir, par rapport à notre quotidien, sa logique, son orientation essentielle au-delà de ses scintillantes et souvent aveuglantes surfaces. Choisir Patinir, c’est le suivre dans sa complexe représentation plastique des riches et mouvants débats que provoquent les scènes remarquables des sept tableaux médités par le poème de Paoli ; c’est habiter poétiquement ces tableaux, et c’est surtout creuser ce que son œuvre a toujours mis en lumière : les rapports à l’autre dans le contexte du rapport à l’Autre.
Suivre ainsi simultanément Patinir et ses différents personnages – Saint Jérôme, Saint-Christophe, Charon, Joseph, la Vierge, l’enfant Jésus –, c’est, certes, apprécier les célèbres paysages que rêve l’artiste : désert, montagnes, vallées, fleuves, cavernes, refuges; c’est, certes, saisir l’orchestration de tels espaces, complexes, stratifiés, contrastés, offrant presque toujours une vaste universalité, nécessairement riches en inventivité , nostalgiques aussi car souvent évocateurs de tout ce qui l’entoure dans son pays flamand; et, certes, c’est devenir sensible à cet au-delà du réalisme que favorise Patinir, cette ‘vision de visionnaire’ (28), cette ‘imagination / qui rend l’irréel / plus vivant que ce qui est’ (24). Mais, au-delà de ces fascinations ou plutôt au cœur palpitant de ces considérations, reste les grandes interrogations qui hantent Patinir comme Paoli regardant, créant-recréant, méditant ‘tout l’humain réuni en une même toile / un même paysage’ (78) : la solitude de tout artiste philosophe, tout humain; les tentations du profane et l’intuition d’un sacré, d’un divin; les violences et les folies que perpétue l’humain; la naissance, la mort et le mystère de leur au-delà; les tensions du visible et de l’invisible; l’humilité, l’amour, la bonté, le ‘sourire de l’ange’. Et, peut-être surtout, le choix, le quoi-faire, la question d’un poïein à inventer face à l’énigme, à l’inconnu. Le dernier rêve de Patinir est le beau poème qui traverse la pleine gamme de toutes ces questions, celles de notre être-là, parmi, avec, coincé entre aveuglement et désir, non-savoir et pressentiment, tristesse et tendresse, cherchant d’un jour à l’autre ce noyau qu’est le pour de notre étance, de notre agir.
Michael Bishop
Angèle Paoli. Le dernier rêve de Patinir, Éditions Henri, 2022, 128 p., 10€
Extraits du Dernier rêve de Patinir :
Tout s’effondrait sous le crépitement des flammes léchant les façades des clochers les oiseaux emportés dans les volutes des fumées s’abattaient asphixiés sur les pavés pareils à des flèches roussies communicant leur flamboiement aux pelages des chiens et des troupeaux en fuite torches vivantes pelages et plumes en fusion une horde de chèvres affolées cornes enchevêtrées dans une lutte stérile avait assailli le talus arbres déracinés sous les coups de boutoir des bêtes lianes et bois entremêlés dans le plus grand désordre mes yeux cherchaient en vain refuge dans un carré de ciel demeuré intouché et tout ce rouge s’infiltrait en moi prenant appui sur mes paupières toutes ces flammes lancées plein feu vers le ciel assombri par les colonnes de fumée je me disais tout en scrutant l’espace pour y trouver un pan de toile respirable que de ce désastre naîtrait une œuvre que j’en ferais bien tôt ou tard quelque chose. (75-6)
*
Patinir rêve
sa pensée se perd
l’infini des paysages
absorbe sa personne
entière
peintre et homme
aux nuanciers de verts succèdent
les nuanciers de bleu
les blancs pommelés des nuages
emportent le regard loin très loin
bien au-delà de l’horizon
un fleuve miroite quelque part
l’esprit à son tour s’évade
cherche à comprendre
ce que le maître du paysage
cherchait à atteindre
dans l’immensité de ces espaces
où se côtoient les mondes
c’est la Meuse originelle
celle qui berce les rêves
d’infini
la Meuse
Mose
de tous les déserts. (103-4)