Les éditions Isabelle Sauvage ont publié récemment le transi des jours de Chloé Bressan. Voici une sélection de 4 poèmes, choisis par Jean-Pascal Dubost.
Existent des humains de même nature que
les monstres.
Ces monstres-gens des villes et des campagnes dans
l’air et l’infini leurs monstres-regards prennent
ce qui n’est pas à eux paroxysme leurs monstres-
mains arrachent la musique à chaque noyau de
beauté.
Dans l’air et l’infini ils-monstres mangent leurs enfants
recrachent leurs âmes indigestes pour leurs monstres-
panses au pied d’arbres qu’ils ne connaissent pas.
L’os du nombril. D’une pyramide. De l’arsenic.
Tactique et texture de forces vouées à la destruction
derrière le vernis des conventions les monstres-gens
actionnent l’os d’un coffre où pourrissent leurs
monstres-croyances.
Ils-monstres ont pourtant l’air d’être comme tout
le monde.
Tellement comme.
(p. 25)
C’est pas vrai votre pays n’est pas en paix.
On dort comme on peut. Et sinon on tient dans la main
du diable.
Elle arrive avec une poule et deux lapins.
Un pays en paix, dame, ça n’existe pas dans l’air
et l’infini l’homme fait la guerre les hommes de bien
tempèrent.
Attrape la poule la colle sur la table va prendre
le couteau pas celui-là l’autre avec le gros manche
voilà. Dans l’air et l’infini la poule sait sent crie et ne
bouge plus.
La vieille Alice n’a pas la tête qui tourne dans l’air
et l’infini des fourmis dans les jambes un goût amer
au fond des dents un œil à l’horloge qui a cent ans
j’ai grandi depuis quand le soubassement de l’escalier
la raideur des hanches le balancement du corps
la force du temps saisit les bêtes par les oreilles
la robustesse des bras.
La forteresse d’une vie qui n’a presque pas bougé
au milieu de tout ce bruit.
Un pays en paix, dame, ça se voit, ça vous explose
à la figure.
Vous ne le supporteriez pas.
(pp. 34-35)
Il y a Steiner. La voix d’Ivan Illitch. Les pas
de Josef Nadj.
Elle ouvre la porte dans l’air et l’infini la croix
qu’elle porte au cou ne lui sert de rien. Pour elle, si.
Mais si demain...
Avenir souffle ses rumeurs ses figures tu as encore
tout cela à faire c’est un chemin de croix et
d’articulation à être.
Elle ouvre la porte dans l’air et l’infini la bouche les corbeaux
s’engouffrent respirations du domaine
de l’invariabilité la petite croix au cou finition
d’un tableau inébranlable.
En déroute les cartes de fidélité dans l’air et l’infini
catastrophe les visiteurs en noir. Mais si demain si...
Elle aussi. Elle se prépare. Relit une phrase
écoute le corps ferme la porte à double clé. Dehors et
dedans ouvre et ferme le même espace dehors
et dedans s’illumine au même vide, au même fait.
Dans l’air et l’infini du dehors catastrophe tout semble
normal. La ville ne reconnaît plus brise catastrophe
le collier de tombes. Et de tombes en tombes la petite
croix. Mais si demain si elle aussi se prépare purge
de générations de porteurs de croix dans l’air et
l’infini catastrophe tout semble normal mais si demain
si elle aussi se prépare.
(pp. 36-37)
Suit dans l’air et l’infini la pluie est devenue inquiète.
En comptant sur mes doigts je trouve le soleil exact.
Suit l’évanescente habitude suit la loi suit la matrice.
Les moutons de Panurge.
Nous couchons dans ta main serrée les uns contre
les autres continents.
La comptine de demain le continuum assassin l’art et
la science.
Le delirium malentendant ce que j’entends vient
de si loin me suit.
L’événement devient poreux. Combien habitons-nous
vraiment la matière féconde ?
L’impact se voit dans ta main serrés les uns contre
les autres continents suit le philosophe suit l’alpiniste
suit le paysan suit l’aiguiseur de couteaux suit
le tailleur de pierres suit le fabricant de bougies
suit la prostituée suit le marchand de sabots suit
le boulanger suit dans l’air et l’infini la voix
de l’enfant est encore exacte suit le gardien des eaux
et forêts suit le falot suit la couturière suit l’homme
de foi suit le musicien suit la muse suit le botaniste
suit le tisserand suit la lavandière suit le politique
suit le nomade suit le bourreau suit la victime suit le
coupable suit rien de tout cela à l’infini.
L’accent est mis sur la verticalité le laisser-couler-
dans-les-pieds la transparence est un terrain
impraticable par endroits par tous les temps
m’entraîne à entendre à toucher voir dans ta main
serrés les uns contre les autres continents la comptine
de demain le continuum assassin la morale et le
bien-pensant le delirium malentendant ce que
j’entends vient de si loin me suit la vertu la denrée
rare sur la table servez-vous :
Nous sommes les derniers invités.
(pp.79-80)
Chloé Bressan, le transi des jours, Isabelle Sauvage, 2022, 102p., 15€
Choix de Jean-Pascal Dubost
Sur le site des Éditions Isabelle Sauvage
Comme les autres livres de Chloé Bressan, Le transi des jours se prête volontiers à une mise en scène — ce dont elle est coutumière : plusieurs voix se partagent en effet l’espace de ce livre, un je et un elle, un tu et un il, un enfant, une jeune fille, sans qu’on puisse toujours les départager, en une suite de tableaux animés, sensibles, mêlant onirisme et scènes tangibles, matérielles. Ces tableaux sont structurés autour d’une énumération : « il y a l’os… » « dans l’air et l’infini ». Ces formules récurrentes, presque lancinantes, paraissent d’abord étranges, avant de s’inscrire dans l’esprit du lecteur comme une litanie. « L’os » : la colonne, l’intrinsèque de toute chose, de toute pensée, de tout sentiment ou tout concept, l’immatériel et l’intemporel en parallèle, finissent par dérouler une sorte d’état des lieux, réel et pressenti, d’un pays/un monde « qui va mal ».
Car on ne peut pas ne pas lire dans « l’os » l’obstacle également, puisqu’« existent des humains de même nature que les monstres », puisqu’il y a aussi « l’os du réel », « l’os du déséquilibre »…
Le terme « transir » vient du latin transire, « aller, passer au-delà ». Peut-être s’agit-il déjà de (se) frayer un passage et d’aller d’un tableau à l’autre, d’un temps à l’autre, d’un fantôme ou témoin à l’autre dans ce qui constitue les jours — du monde. Mais l’au-delà est aussi la mort, et aussi bien s’agirait-il de comprendre l’infiniment petit de nos vies humaines, et d’interroger ce qui nous permet de rester vivants comme ce que nous devons laisser mourir en nous-mêmes pour aller au-delà d’une innocence perdue. Ce qui en nous accepte ou n’accepte pas de se laisser transir, notre liberté d’êtres vivants. À « Est-ce là où nous vivons ? », « la débâcle », répond « l’esprit se révolt[ant], s’accord[ant] au danger à l’aimantation d’être en vie », afin de maintenir son rêve, « sa maison d’os d’air et d’infini » : « Maintenant est un cri un à‑mesure de tes cris un à‑mesure-de tes pas […], un à‑mesure-de tes pierres transformées en actes. »
Chloé Bressan, née en 1980, vit dans le pays lorientais. Écrivaine et comédienne, elle a publié aux éditions La Part commune en 2011, en collaboration avec Gilles Plazy, La Poésie, la tarte aux pommes et le topinambour de saint Augustin et en 2014 à La Sirène étoilée Ces abîmes des promenades et Roses’ Comedy. Le transi des jours est son troisième livre aux éditions isabelle sauvage, après Le chant de la femme d’argile (2012) et Claire errance (2015). Ce texte a fait l’objet d’une création et mise en scène par Joël Jouanneau, interprétée par Chloé Bressan et Jillian Péhèm, donnée à plusieurs reprises (au théâtre de la Grange à Brive en mai 2021, au City de Lorient en juin 2022…). Elle est, fin septembre 2022, en résidence au City à Lorient pour une nouvelle exploration de la mise en scène du Transi des jours.
chloebressan.com