[Je redonne ici une note ancienne, non publiée dans Poezibao]
Les éditions Flohic* ont eu l'idée d'une merveilleuse collection dans laquelle il s'agit pour un écrivain de parler d'une œuvre picturale de son choix. Quelques exemples : Pascal Quignard parlant de Georges de la Tour ou Charles Juliet de Cézanne. Ici c'est Jacques Roubaud dont on connaît les affinités pour l'Angleterre qui parle de Constable. Et il choisit de le faire non pas sous forme d'un essai mais en racontant une histoire.
Dans le début de ce récit, on se demande où il veut en venir, même si l'on note une insistance à parler du ciel dans d'extraordinaires et magnifiques descriptions de nuages. Oui, où veut-il en venir en nous contant l'histoire de cet enfant qui s'échappe pour aller sur les hauteurs, dans la garrigue, se coucher sous un pin et regarder sans fin déferler les nuages, ou qui plus tard rêvasse sur quelques dessins accrochés au mur d'une chambre, dans une maison de transit, où il attend un hypothétique passage en Espagne. Car c'est la guerre, l'enfant est juif et un jour sa mère est prise dans une rafle. Rideau.
On retrouve le personnage devenu Mr Goodman, exilé depuis quarante ans en Angleterre et qui se passionne pour les incroyables études de nuages de….Constable. Voilà le fil, magistral, très "Roubaud". Il y a alors une sorte d'enquête menée par Mr Goodman qui va lui permettre de remonter jusqu'aux reproductions accrochées dans la petite maison et complètement occultées en raison de la douleur. Roubaud a réussi le tour de force de nous conter une histoire poignante, de s'interroger sur les mécanismes de la mémoire et du traumatisme et surtout, puisque c'est au fond l'idée de la collection, de nous parler magistralement de Constable ; non sans donner au passage une vraie leçon sur les nuages incluant l'évocation de la mise au point de leur nomenclature (nimbus, cumulus, etc) au tout début du XIXe siècle, par le pharmacien quaker anglais Luke Howard ! Ce livre est un vrai régal de finesse, de poésie, d'érudition, une magnifique lecture des "Clouds Studies" de Constable dont, cerise sur le gâteau, de nombreuses reproductions sont proposées.
Florence Trocmé, 2002
*Le livre a été repris aux éditions Argol, en 2009 :
Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, Argol, 2009, 96 p., 11,94€
N.B. : fouillant, un peu par hasard dans de vieux Flotoirs, non édités bien sûr, je découvre un très beau texte de Claude Roy, extrait de son journal, à propos de Jacques Roubaud. Le voici :
"Jacques nous exposait autrefois un « projet » de travail et de vie où ε, ses livres de poèmes, ses livres de poétique, ses explorations dans la poésie française de la Renaissance, et ses travaux de mathématiques devaient organiser un vaste édifice, dont une des pierres d'angle serait un long roman intitulé Le grand incendie de Londres. L'homme projette. Le destin dispose, accordant, refusant, réduisant. Le noir d'un deuil très noir, un long temps de nuit à l'âme ont mutilé le "Projet" de Roubaud. Le grand roman ne s'est jamais écrit. Il tire cependant de cet échec la réussite d'une autobiographie superbe, étrange, éclatée, le patchwork d'un autoportrait au burin et à l'encre de Chine. [...]. Les pages de "récits, incises et bifurcations" font le portrait d'un homme très singulier, ouvert et replié, maniaque et indifférent, explicite et secret, généreux et clos, qui se regarde vivre avec un œil intérieur à facettes multiples, se considérant tout à tout comme un objet extérieur et un sujet bizarre, mariant l'objectivité du minéraliste à l'auto-humour de Lewis Carroll. Jacques Roubaud est ici tout à la fois le château, le visiteur, le guide et le fantôme du château hanté.
[...]
Outre le travail des mathématiques, les charges de l'enseignement, l'écriture de poèmes, l'étude de la poésie de langue d'oc, la rédaction des fictions narquois d'Hortense (la Caroline chérie de la classe Haute Intellectualité), l'exploration de la littérature anglaise, l'élaboration d'un Graal Theatre (et diverses curiosités annexes), Jacques étudie depuis une dizaine d'années l'âge d'or du sonnet en France, dépouillant les livres anciens, exhumant des manuscrits inédits, faisant la connaissance d'inconnus magnifiques et ramenant à la lumière de nos jours présents des trésors ensevelis dans l'ombre depuis trois ou quatre siècles.
in Claude Roy, Le Rivage des jours, 1990-1991, Gallimard, 1992, p. 104