PORTRAIT DE JEAN-MARIE GLEIZE EN SCRIPTEUR.
Scénario filmique.
Il existait dans les années 80 une revue cinématographique s’intitulant caméra/stylo. Outre d’aborder de front des notions comme le hors-champ et la voix-off, elle avait aussi pour vocation d’interroger le champ quasi magnétique qu’entrouvre une scène de tournage sous l’œil béant d’une caméra. Tout se joue alors en direct, séance tenante, et sur haute-tension, comme dans La Nuit américaine où François Truffaut s’acharne à explorer le hors-champ que sont les coulisses d’un film, avec des acteurs qui se retrouvent comme dédoublés, à mener un double jeu et tenir un double langage. Si bien qu’ils finissent par incarner des personnages d’acteur dans le déroulement d’un film qu’ils ne cessent de perturber en endossant leur propre doublure dans les coulisses du tournage.
Rushes.
Si je n’ai pas le souvenir d’avoir visionné un décor en « nuit américaine » avec un filtre infrarouge simulant la nuit en plein jour, il m’est toutefois arrivé de rédiger sur l’instigation du film de Truffaut un scénario de tournage pour un film qui ne vit jamais le jour. Quelque Film à venir, comme dut me le signifier le titre d’un livre de Jean-Marie Gleize et que j’en suis venu à visionner sous forme de rushes projetés en boucle, et ce à la lecture des multiples amorces et reprises d’un scénario filmique se dispatchant dans maintes séquences de ses livres.
Mots de passe.
À procéder de la sorte, par des didascalies scéniques, on a tout lieu de supposer que Jean-Marie Gleize fixe en objectiviste son œil dans l’objectif d’une « caméra », et pour mener une enquête qui n’est pas sans se doubler d’une quête initiatique amorcée dès 1990 avec son livre Léman. Je me souviens que sa lecture dut me révéler une mémoire inhérente aux mots, de nature quasi destinale, et qui les fait se rappeler à nous et se reconduire dès que l’on se commet à lire ou à écrire. Edmond Jabès ira jusqu’à dire que cette mémoire des mots porte encore souvenance du manuel scolaire qui nous les a un jour révélés sous forme de lettres et de syllabes, avec une charge maximale en littéralité. Rien que par son inscription, un mot était alors susceptible de nouer un pacte, de jeter un sort, de résoudre une énigme, ou de susciter un effet de réel par les fictions que nombre de mots portent en germe. À plus forte raison lorsqu’ils se mettent à résonner collectivement dans un chassé-croisé anonyme de voix passantes captées sur le vif en pleine rue ou dans cette chambre d’échos qu’est la mémoire individuelle de tout un chacun. En se laissant guider par eux au fort d’un travail d’anamnèse, il y a tout lieu de supposer que Jean-Marie Gleize parvient à les douer de souvenance rien que par leur revenance, en les recopiant et citant à comparaître par écrit comme autant de mots de passe par lesquels s’engager dans un récit dont ils sont les points névralgiques.
Black-Out.
À titre indicatif, « noir » est un tel mot de passe, cité qu’il est à comparaître depuis ce trou noir d’un lac nommé Léman (1990), en passant par le signe rimbaldien d’un A noir (1992), et tout en transitant par Les chiens noirs de la prose (1999). Outre de configurer un champ d’attraction/répulsion quasi magnétique, le noir survient aussi dans tout ce qui est fait de noir ou fait le noir, en disparaissant à la vue, en menaçant de cécité ou en se dérobant à tout entente. À l’instar d’un Black-Out, voire d’une subite perte de connaissance, dans un « noir de nui t» ou un « écran noir » sur fond noir, ou encore dans le souvenir qui me reste d’un « polaroïd noir », livrant un « noir d’image », et que Jean-Marie Gleize trouva un jour dans les rues de la cité franciscaine d’Assise lors d’un voyage en Italie.
Palimpseste.
Est-ce du latin scribens dont vient le verbe « enscrire » tel qu’il est attesté par Dante au sens de noter et consigner par écrit des dates, des faits et gestes, des dires et lieux dits ? Toujours est-il qu’à enscrire, l’acte d’écrire devient inscriptif et s’effectue par quelque scripteur qui n’est pas sans être à l’œuvre dans l’écriture de chantier de Jean-Marie Gleize. Une écriture purement factographique face à « ce qui est »... donné à voir et à dire. Une écriture qu’on dira sans doute inchoative, faite de rappels et de redites, d’anaphores et sémaphores. Une écriture qui met aussi en jeu l’impact quasi performatif de son inscription, à la lettre et à la syllabe près. Une écriture qui me semble en appeler enfin à une lecture en palimpseste, sans doute de ce qu’elle se cite et procède par fragmentation fractale au vue des multiples frayages qu’elle génère à sa lecture.
Note Book.
Imaginez un état d’attente, entre veille et sommeil, et qui resterait en attente d’un hypothétique retour. Un état qui serait en quelque sorte vécu en stand-by - Dans le style de l’attente - comme l’indique le titre du neuvième livre d’un cycle que Jean-Marie Gleize amorça en 1990 avec Léman. Publié par les presses du réel (dans la collection Al Dante) sous le format A6 d’un carnet de notes, sa lecture est d’autant plus troublante qu’il nous livre la relation écrite, pour ne pas dire enscrite, d’un récit « à l’encre brisée », fait d’amorces et de reprises, et qui se laisse lire en palimpseste par les multiples procédés d’inscription et procédure de montage auquel il donna lieu de la part de son scripteur.
Au fil des pages on trouvera ainsi des phrases soulignées, des annotations ou citations anonymes, des projective verse, des didascalies scéniques, des amorces narratives /descriptives en prose ou en vers, des fragments de rêve, des notations cursives extraites d’un journal, des photographies dont une déchirée. À l’issue de la lecture qui fut éminemment immersive, pour ne pas dire hypnotisante, on n’est pas sans sortir d’un rêve éveillé et au cours duquel on a du se souvenir d’avoir lu un livre.
Siegfried Plümper-Hüttenbrink
Jean-Marie Gleize, Dans le style de l’attente, les presses du réel., (collection Al Dante), 2022 153 p., 17€.
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