« J’ai toujours eu le sentiment que tout ce qui avait été exprimé dans ma langue n’était pas perdu, existait quelque part comme dans une espèce de grande déchetterie (...). Le propre du poème c’est d’aller plonger dans cette masse oubliée, d'opérer une sorte d’archéologie dans cette grande décharge. » B. Noël, « Du jour au lendemain », Fr.-Cult., 8 XII 2012.
Si ce livre est un livre de poésie, alors il doit être mémoire de la langue ; mais la langue contemporaine est dans un tel état que ce livre ne peut se présenter que mal en point à cet égard, car l’Histoire qu’il ressasse cela fait des décennies que la langue ‘globish’, et la nôtre à sa suite, l’euphémisent, l’enlitotent, l’antiphrasent a minima, la clichent-commun, la faussent sur tous media(s) ou presque, quand elle ne l’annihile pas simplement à force d’enchaîner les news comme un clou chasse l’autre. Ouvrons la radio, écoutons les ‘infos’ en dressant l’oreille : les cadres de parole sont tout le temps les mêmes : j’allais dire, on va dire, on va mettre en place, tant de frappes létales à tel endroit (« bombardement » est un mot obsolète), tant de dégâts collatéraux (il s’agit d’une centrale nucléaire...), les uns finalisent une feuille de route vers un massacre, d’autres disparaissent au large des côtes d’une mer vineuse de sang, la planète souffre mais on va trekker, on va faire des raids à grand renforts de bouteilles d’oxygène quand étouffe le Tibet, et qu’en Syrie saignent les « lèvres cousues » (p. 64).
Écoutons bien ce que nous entendons, ce que nous lisons, ce que nous regardons d’un œil rapide et d’une oreille distraite sur les tablettes, les ordis, les smartphones, etc. Demandons-nous le lendemain : qu’est-ce que j’ai écouté hier, qu’est-ce que j’ai vu, qu’est-ce que j’ai lu hier soir, avant-hier ? Au fait, c’était quand les massacres du Kamputchéa rouge ? Qu’est-ce qui se passe au Yémen ? et la Syrie ? où ça en est ? De quoi parlait précisément cet article sur ce désastre en Amérique du Sud ? cette interview d’une mère de « disparu » en Afrique, ce témoignage de sans-papier à Paris, pourtant doté de papiers de son pays natal ? – En tout cas, les nouvelles étaient mauvaises. – Et alors ? Elles sont toujours pires chaque semaine, pourquoi chercher à te souvenir ? De toute façon, c’est toujours la même chose. Tu sais bien ce qu’écrivait Rimbaud à l’époque de la Commune : « le monde est vicieux ; si cela t’étonne ! ».
Ce livre de poésie détaille à quel point c’est vrai, sans s’étonner, mais en demandant à qui s’y intéresse de se représenter ce qui se raconte de ce qui arrive, de ce qui cascade au fil des jours et des heures, et que la langue nomme la ré-a-li-té. Une cascade, pourvu qu’elle ne soit ni gelée ni tarie, ça n’arrête jamais. L’univers cascade, l’Histoire humaine cascade. Un flot chasse l’autre, une vague suit l’autre, c’est toujours la cascade, même quand la source est tarie si un esprit se rappelle qu’il y avait là une cascade. Ce livre répète en cascade, à l’ouverture de ses blocs de prose : « Imagine, n’imagine ». Récité trop vite, il n’y aurait pas de différence audible : « imagin(e)imagine ». Il faut prendre soin du e avant la virgule : « Imagine, n’imagine », pour bien entendre qu’il s’agit de l’inimaginable. C’est la moindre des choses en poésie de France.
Ce livre de poésie présente des extraits contemporains et mondiaux de ce que, naguère en Urss, les réfractaires nommaient la « Chronique des événements en cours » : chronique clandestine de toutes les atteintes aux droits humains commises dans le pays, chronique d’Enfers sans au-delà qu’eux-mêmes. Les extraits du flux d’infos mondiales montés dans ce livre, chacun les a pour la plupart entendus et réentendus, lus et relus par entraînement à suivre plus ou moins attentivement le fil de la chronique qu’en tient la médiasphère, y compris quand elle replonge pour certaines raisons vers les abîmes du siècle précédent. Sans parler de ce qu’en assure Dante à son époque, mais quoi ? qu’est-ce qu’on en fait ?
Ce livre demande l’impossible. Il ne s’agit pas d’un memento mori, d’un support pour méditer chrétiennement ou bouddhiquement la vanité des apparences chez qui redeviendra poussière ; il s’agit d’une archéologie en cours de l’amnésie en cours, lucidement réfléchie comme inachevée/inachevable avec ce qu’il a fallu inventer de ruses pour avancer sans oublier, comme « dansant à reculons » (p. 86). Il s’agit de se rendre compte, en parcourant ces litanies mémorielles, du devenir-immédiatement-poussière-mentale de ce que l’on avale par les yeux, les oreilles et ce qu’il est convenu de nommer l’entendement, du pire encore pire jour après jour, relativement à tous les massacres, toutes et tous les torturés, les rendues folles et les rendus fous de souffrance, les condamnées et condamnés à mort simplement du fait de leur réalité existante, les pourrissants au fond des mers, les déchiquetés sur le plateau andin, les crève-la-faim, les assoiffés, les insoignés, tous ceux qu’un ex Premier Sinistre cité au détour d’une bribe, nomma « Toute la misère, on ne peut pas » (26). Toutes celles et tous ceux repérés « sans » – sans papiers, sans domicile, sans identité, sans nom. Absolument sans : « plus ombre que leurs ombres » (44). Un peuple invisible, inaudible dont ce livre serait l’épopée de l’oubli, c’est-à-dire, si l’on y pense, du Natal qui nous constitue.Les artistes assez peu nombreux qui s’en sont souciés, de Rutebeuf à Claude Favre en ce qui concerne notre langue, nous orientent encore aujourd’hui, ils n’ont créé que pour cela.
Si, dans un avenir plus ou moins proche advenait un gouvernement dictatorial mondial, ce livre de poésie serait assurément interdit.
La chronique des événements courants, nombreux parmi nous essaient de la tenir vaille que vaille, en recopiant, en notant, en constituant des fichiers, des cahiers, pour mémoire. Ce livre de poésie procède probablement d’une telle chronique ; mais par rapport à ce qu’en font d’autres, son originalité apparaît au moins double. D’un côté mettre en question, à tours de pages, ce que c’est que se souvenir (ou d’essayer) : méditer cela en se demandant de quoi on se souvient quand on croit se souvenir ; si ce n’est pas surtout une absence qui se présente alors ? si les mots et les phrases sont capable d’autre chose que de signifier l’absence ou la perte de ce dont ils prétendent parler ? Et creuser ça.
Convoquer est un verbe qui chante, parfois.
Ton nom, clandestin. Qui pousse sous nos langues, qui se déchire, nos langues perdues de toi.
Ton nom sans papiers. Perdues de toi et de ton nom, imprononçable. (p. 11)
Et donc tenter de ne jamais faire son deuil de tout-le-perdu-sans-qu’on-s’en-rende-compte, Mesdames et Messieurs, c’est bien triste, mais il faut bien vivre, etc... – Alors qu’on y est, qu’on y était, qu’on y sera lamentablement, inutilement et s’en désolant en toute impuissance.
D’où rendre intenable le flux de « ce qui arrive » incessamment sans cesse, relativement aux vagues du pire-et-encore-pire ; le présenter en son irreprésentable, en son inimaginable, en mixant des foules de bouts de phrases ou d’énoncés entendus ici, recopiés là depuis la langue courante au fil des jours, avec d’autres énoncés infiniment moins courants picorés dans les proverbes et les maximes de Perse ou d’Arabie, dans une légende égyptienne, la mythologie grecque, chez ceux dont « leurs lèvres remuent » (p. 86) depuis leur tombe - c'est du Mandelstam : « oui je gis dans la terre et je remue les lèvres / Mais les enfants sauront par cœur ce que je dis (Tristia et autres poèmes, traduction F. Kérel, Poésie/Gallimard, 1982, p. 281). Ainsi sont redits, réécrits, remixés Celan, Shakespeare, Kiarostami, Cendrars, Benjamin, Deligny et toute une kyrielle d’artistes et de penseurs qui tentent d’écrire, composer, peindre, filmer et penser un peu autrement, dans cette foutue langue globale mal en point (la nôtre en particulier), et tellement entraînée à enchaîner les lieux communs sans aucun sens, au lieu de représenter comme il faudrait ce qu’il faudrait qui est toujours autre que ce qu’on imaginait illusoirement selon ses phrases en toc.
Ce livre de poésie procède donc par détournements, décontextualisations, retournements, recontextualisations et montages, comme recommandait de le faire le documentariste Rithy Panh à propos de son travail, inspiré d’autres travaux européens, sur les atrocités de masse commises par ses compatriotes Khmers rouges dans les années 70-80 du siècle passé : « Imagine, de la Jetée de Chris Marker, l’image perdue, les images inviolées dessous les paupières des hommes torturés. Imagine, pour ne pas oublier, celle, manquante, de Rithy Panh, et ne viens pas pleurer » (p. 32). Apprendre à monter l’immontrable, c’est travailler à démonter le représenté des versions officielles de la documentation, au point que quelque chose d’un envers apparemment réduit en cendre ou à néant, malgré tout s’y manifeste intensément jusqu’à l’intenable. Monter ainsi, c’est aussi répéter en modifiant le point de vue, en changeant les contextes, en passant l’indicatif au conditionnel, etc. Il y a des façons subtiles de répéter : c’est tout un art, et des meilleurs ! C’est aussi presque par définition celui de la poésie depuis qu’il y a des artistes pour montrer la charogne. Cézanne savait par cœur, jusqu’en son vieil âge, le poème de Baudelaire.
Claude Favre écrit à une époque où versifier en rythme et rimes paraît suranné. Ce qui n’empêche qu’elle ait publié naguère de ces sortes de vers qu’on retient malgré soi : « Ici est la rose, ici il faut danser » (rejeton détourné à plaisir d’un fameux Hic Rhodus, hic salta) : tout un programme ... Sautons donc le pas périlleux et lisons attentivement : observons les rimes textuelles, comment elles sont placées, entrelacées ; cherchons la fin dans le commencement ; proférons à voix haute ou basse, écoutons les variations rythmiques ; rendons-nous sensibles à l’enchevêtrement du contrepoint filigrané qui court de part en part, que d’aucuns trouveront touffu mais dont d’autres se réjouiront comme d’un terrible entrebescar ; passons les « blagues à la gomme » (4e de couverture) au nom des beaux refrains et des aphorismes fulgurants: « Les vrais noms ne sont pas sur les cartes » (p. 32). Suivons le titre médiéval faufilé à peu près partout comme le la de toute la chanson (de geste – c’en est une qui n’oublie pas, aujourd’hui, la Leçon de Ribérac) :
On raconte, imagine, qu’il existerait quelque part des êtres humains ayant chacun son vent et un nuage apparaîtrait à sa mort, à sa mort son vent soufflerait et effacerait ses traces. Et la lune se ferait creuse, pour porter les morts. (p. 76)
Admettons que les circonstances sont si épouvantables et tellement amnésiées au fil de la cascade, cependant que la langue courante est devenue quasi incapable de faire sens, que c’est déjà beau en soi qu’une voix (qui ne s’autorise ici ni « je » ni « moi ») nous propose d’imaginer/n’imaginer remonter le courant des épreuves infernales du peuple errant de nos frères et sœurs humains.
– Un livre de poésie (même en prose) ça se lit dans tous les sens. N’est-ce pas ?
Jean-Nicolas Clamanges
Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant, Éditions LansKine, 2022, 86 p., 14 €
Extraits
N’imagine les oubliés. Noyaux de folie. Abandonnés. Pas même de traces, si peu de traces, d’échos. Ceux dont la vie est risques. Vie à moitié, moitié et demie. Jouée à guerre. Ceux qui, même le jour, ne sont visibles. Dont on ne voit, ne sait lire les pas, qu’on n’entend pas. Lèvres serrées. En grande silence. Des vêtements échoués. Parfois un nom. Un nom ou des mots malmenés, gauchis, troués. Une date parfois. Des mots agacés. N’imagine, n’imagine. (p. 9)
*
Convoquer les disparus, les proscrits, ceux au ban, ceux des bords, des fleuves traversés, aux histoires méconnues, falsifiées. Convoquer, arracher les sales petits mots arrêtés entre les dents, les mots de famine, quand la faim n’est pas que la faim.
Dire son nom de poète russe, à plus d’âge à mendier avec les paysans. Le corps qui lâche.
Dire, te souviens-tu de ses mots, précis, et de sa voix, son phrasé, de celle qui apprit ses poèmes par cœur, lucide.
Ses mots à Voronèj, le ciel sans nuances.
Ses mots d’elle à Moscou, pensant à lui à Voronèj.
Dire son nom, mendiant lucide. Fantôme de notre avenir.
À vous, de hautes erres, convoquer, et merci. (p. 59)
*
On raconte qu’il existerait un texte d’Aristote, pas tout à fait un texte, sa décalcomanie, tracés des lettres d’un papyrus, truelle fichée sur la boue, mottes de terre et lettres grecques à l’envers, une voix à peine disparue qui donnait voie aux voix qui pâlissent, disparaissent. Et qu’on ne sait pas ce qui se dit. À l’envers.
N’imagine ceux qui à vive allure arrivent du temps, suspendent le trait, dans des barques d’amont s’embrassent, dansent à reculons, piaffent chantant, s’effacent en chemin de traverse quand leurs lèvres remuent.
Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux. (p. 86)