Cher James,
Ta poésie, comment dire, comment en parler sans en oublier de tout ce qu’il y aurait à en dire ? Quelle voie emprunter pour en dire quelque chose ? La simplicité de tes poèmes propose plusieurs pistes à suivre, parce que cette tienne simplicité est complexe, ou disons plus exactement que la simplicité de ton allure de phrase ne dissimule pas une pensée complexe ; elle met de l’ordre dans un tissu décousu de doutes et d’incertitudes que tu offres au lecteur qui le recoud pour se vêtir d’un peu de fraternité. Alors je vais en dire un peu.
À travers ce livre qui n’est pas une anthologie (comment, en effet, établir une anthologie de tes 99 ouvrages précédents ?) (... sauf à reprendre tout en édition Pléiade ?...), tu ouvres l’espace de quarante-six années d’écriture à travers quatre textes publiés depuis 1975 et un ensemble inédit datant de 2021. Cet espace est celui du poème accueillant ; les mots cousus entre eux sont comme tes bras, grand ouverts à la rencontre. Si l’ouvrage n’est pas une anthologie, il offre un condensé de ta poésie, et surtout peut-être, de ton esprit poétique. Tu es de ceux pour qui écrire de la poésie ne se pense pas sans celui à qui tu destines ouvertement tes livres, l’autre, que tu considères comme ton semblable, le lecteur c’est-à-dire, qu’il soit réel ou potentiel ; tu es de ceux pour qui la poésie ne se pense pas sans penser à leur éventuelle rencontre ; or, rencontrer ton poème, c’est te rencontrer, car tu habites dans tes poèmes, les habites humainement, et je dirais aussi, généreusement (j’avais écrit dans mes notes « James pense le poème comme il respire »). Cette rencontre continuée, elle commence en réalité en 1965 avec ton premier livre, Relations (déjà l’idée était là, que le poème est une relation à l’autre), publié aux éditions Nouveaux Cahiers de Jeunesse, et se poursuit encore avec ce nouvel opus, le 100ème livre que tu publies en édition courante (et du mot « relation » au mot « rencontre », quelle persévérance !) Ça fait une foule de livres, qui constitue un continu, une générosité de livres pour une générosité du sentiment, une succession de gestes recommencés « pour aller d’un brouillon malmené à des mots bien rangés/sur du papier », et ça dit bien le désir de. De recherche de contact avec l’humain, mais aussi avec les animaux et les objets du quotidien (dont beaucoup remplissent la vie paysanne). Tu viens vers l’autre avec des mots pauvres et humbles. Sans morgue aucune tu tends le poème vers l’autre, un poème qui contient une tinée de doutes, notamment sur lui-même, sur sa légitimité, comme si c’était toi, qui étais l’objet de tes questionnements, et parce que c’est toi, l’objet de tes questionnements, ou du moins, le fait d’être vivant. Ainsi tes poèmes sont-ils des gestes suspendus dans le temps. J’ai toujours pensé qu’ils étaient un concentré de points d’interrogation ; « Le poème est-il aussi dans la question ? ». Je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé à un poème du poète solitaire Ryokan au cours de ma lecture, dont je venais de relire quelques poèmes :
« Qui peut dire de mes poèmes qu’ils en sont ?
Mes poèmes ne sont pas vraiment des poèmes.
Il faut savoir que mes poèmes n’en sont pas.
C'est alors que nous pourrons parler des poèmes. » (1)
Tu écris, dans la « Carte d’identité poétique » qui clôt l’ouvrage, la grande solitude qui est la tienne, « malgré tant de rencontres et de marques d’amitié pour mes livres. » L’incertitude du solitaire est ton bâton de pèlerin, le poème, un viatique.
C’est l’espace du geste, que nous traversons, en tant que lecteur. Un geste qui continue dans le temps. Tu n’as pas le discours ronflant du poète poétisant sa poésie ni celui rogue du poète théorisant l’originalité de sa poésie, tu as le discours du poète à la fois paysan et moine, gyrovague moderne, ton poème arant la page ; itinérant solitaire dans le monde et dans le temps en quête de l’autre, tendant le poème vers l’autre pour offrir son obole avec toute l’humilité du monde ; t’adressant à l’autre sur un ton familier, presque intime, toujours amical, jamais sans un mot plus haut que l’autre. Ces poèmes pleins de doutes, d’incertitudes ou de questionnements qui sont autant d’incitations à regarder sa propre vie et la vie des autres avec humanité, tout simplement, cette chose-là qui manque aux hommes.
Ce qui me captive toujours dans ta poésie (outre moult autres choses dont il faut que je me contienne de parler au risque d’ennuyer le lecteur en de longues longueurs bavardes), c’est ta manière de faire du poème un objet simple, ordinaire, un objet du quotidien quasi, contenant toutes les complexités possibles certes, mais les rendant accessibles. Le mot « poème » est comme le mot « patate » (dans la section « Patates »), je cite : « le mot patate comme/un poème encore » ; tu fusionnes le signifiant et le signifié « patate » avec le référent « poème », et alors ils sont tout comme : des choses de l’ordinaire des hommes ; là est tout ton travail d’humilité devant toute chose. Et s’il n’est pas d’idée hors les choses comme l’écrivait William Carlos Williams, gageons que le rapprochement de la patate et du poème n’est pas anodin. Tu joues de l’écart avec le référent « poème », et dans une sorte de parti pris des choses charnel, tu objectifies la patate et la métaphorises en poème. (2)
« Aussi pauvre et simple compliqué riche qu’une patate : elle est une forme un poids qui rassemble dans mon cœur la dérision des souvenirs intimes avec – je voudrais dire merveille ou présence, et ce n’est que le mot patate. »
C’est l’objoie du poème.
Jean-Pascal Dubost
James Sacré, Une rencontre continuée, coll. Poche/Poésie, Le Castor Astral, 2022, 200 p., 9€
1 Ryokan, Poèmes de l’ermitage, Le Bruit du Temps, 2017
2 Même s’il est connu, puisque je fais un rapprochement avec la démarche pongienne, que Francis Ponge récusait la métaphore.