Flotoir du 10 au 20 avril 2022 - également disponible au format PDF à ouvrir d'un simple clic sur ce lien.
Photo, ©florence trocmé, statue de Jules Janssen, astronome (1824-1907), Observatoire de Meudon.
Inscription : Sortie de Paris assiégé en ballon Le Volta, 2 décembre 1870
Analyse des protubérances solaires, découverte de la méthode Guntoor [Guntur], 18 Août 1868
Ascension au Mont Blanc et Fondation de l’Observatoire [de Meudon], 8 spetembre 1893.
De la réparation
Je continue ma lecture si fructueuse du Ci-gît l’amer de Cynthia Fleury, croisée avec celle de Notes de Ludwig Hohl ! Cynthia Fleury, qui est philosophe mais aussi psychanalyste, s’attarde sur l’idée de réparation. Il faudrait reprendre chacune de ses phrases en pensant à tous les grands procès du XXème siècle, la question de la réparation est cruciale. Et sa proposition est radicale !
« Assumer le pretium doloris n’est pas seulement prendre le risque de la pensée ou de l’action, c’est également se détacher du besoin de réparation. Prendre ce risque-là, celui de ne pas réparer l’injustice commise, c’est cesser d’attendre la réparation comme deus ex machina, se libérer de l’attente, émotionnellement, et pas simplement théoriquement. C’est prendre le risque de cicatriser soi-même la blessure, avec cette insuffisance bien connue que nous ne sommes pas toujours les meilleurs médecins de nous-mêmes, mais qu’il va falloir décider cela. Le seuil inaugural de la décision, avoir le courage de ne plus attendre la réparation. Pas nécessairement pardonner, mais se détourner de l’attente obsessionnelle de la réparation, ne pas s’enfermer dans le besoin de réparation, Abandonner la plainte, la justice de cette plainte, prendre ce risque-là, non pas capituler, mais décider que sa blessure sera ailleurs, qu’elle n’est pas là, dans cet échange médiocre avec l’autre. Renoncer à la justice, non pas à l’idée de justice, mais à l’idée d’être le bras armé de cette justice, ou que d’autres le soient. Il y aura peut-être justice, cette quête peut exister, mais à l’unique condition de ne pas susciter le ressentiment, la haine de l’autre comme moteur. Toute notre histoire, notre cheminement historique civilisationnel sont construits là-dessus : il n’est donc nullement simple d’abandonner ce moteur classique de l’histoire et d’inventer un autre déploiement, celui d’une justice qui se pense par l’action, l’engagement, l’invention, la sublimation, et non la réparation. » (p. 56-57)
L’individu peut « échapper à son propre ressentiment, [s’extraire] de la prison de l’injustice sociale, et de celle formée par ses propres représentations mentales, ou [comprendre] enfin qu’on ne répare pas ce qui a été blessé, cassé, humilié, mais qu’on répare ‘ailleurs’ et ‘autrement’ : ce qui va être réparé n’existe pas encore. » (p. 57)
Et un peu plus loin parle la psychanalyste : « Si je considère que la lutte contre le ressentiment est l’objet premier de la cure analytique, je crois aussi qu’il n’y a pas de réparation au bout du chemin. Il n’est pas rare que les patients arrivent en cure avec ce désir-là : réparer, revivre comme ils avaient vécu, avant le drame, avant le traumatisme. Puis ils comprennent qu’il n’y aura pas d’à rebours, qu’il y aura création et non réparation, qu’à défaut de création il n’y aura que régression. » (p. 59)
Et de célébrer l’oubli : « L’oubli a trop souvent été vu du côté de la seule conscience, comme insuffisance, alors même qu’il peut posséder un immense pouvoir vital du côté de l’inconscient, puis dans sa validation par la conscience. »
→ peut-être cela que l’on exprime quand on dit « oh pas grave, j’ai oublié ». Comme une faculté d’effacer la blessure, de la refermer tranquillement et de continuer son petit bonhomme de chemin.
Il en va aussi d’une question de dynamique. L’énergie psychique n’est pas inépuisable, rappelle justement l’auteur : elle « peut manquer, elle est renouvelable, mais chaque sujet a un rythme propre de renouvellement, et que brûler son énergie via des objets impropres à cela consume et met en péril la résilience écosystémique. » (p. 65). Elle est même amusante, Cynthia Fleury, quand elle parle, comme le ferait une bonne ménagère, d’une « répartition opportune de la libido » [en fait c’est une citation de Freud !] mais qu’ils ont raison tous les deux ! Certains parfois s’étonnent de ma vitalité & de mon énergie apparemment inépuisables, mais c’est que je crois que je suis douée pour une répartition opportune de ma libido !
Le temps retrouvé
Magnifique ! : « le temps retrouvé, c’est cela ; c’est le souvenir au loin de ce qui a été, mais c’est aussi l’oubli, c’est la place pour autre chose, autre chose qui sera tout aussi grand, ou pas. C’est la possibilité d’une joie, comme la possibilité d’une île ; c’est le maintien à côté de celle-ci d’un chagrin définitif ; et c’est la mobilité du sujet à travers cela. » (p. 70).
Et un peu plus loin : « C’est simplement lire ou écrire ce qui se dit dans l’espace analytique – encore une fois, cet espace n’est pas exclusivement celui de la psychanalyse –, dans l’espace qui pose l’analyse, le tiers, les tiers, soi, moi, l’inconscient, la thiase, le sens du tragique, la verbalisation avortée et désormais empêchée, la sublimation impossible, insoutenable même, et puis un jour réalisée sans que cela ait été réellement conscientisé simultanément, le temps retrouvé, les temps retrouvés. » (p. 73)
Il me faut souligner que Cynthia Fleury dans toutes ces pages dont sont extraites ces citations s’appuie beaucoup à la fois sur Nietzche et sur Deleuze.
De la répétition
Forte allusion à un travail de Bruno Latour sur Péguy : « Bruno Latour a étudié l’importance du style répétitif de Péguy pour montrer que, précisément, il invente par là un ailleurs, celui de la grande stabilité, du temps qui joue pour soi parce qu’il permet la sublimation : ‘Ce qui est naturel se reproduit ; ce qui est intéressant passe et ne reste pas ; ce qui est mensonger se rabâche ; ce qui est essentiel se répète. Ce qui importe demeure présent et donc est repris sans cesse pour ne pas passer et surtout est repris différemment pour ne pas être rabâché […]. La répétition soutire de l’être au temps’ Par la répétition, par le style, nous pouvons habiter un autre monde que celui qui nous environne, un monde qui fait lien avec le passé, avec la permanence des âmes qui nous ont précédés, et dont l’amplitude continue de tonner dans le style. » (p. 75)
Le si délétère esprit de vengeance
Deleuze, dit C. Fleury, pointe le désir de vengeance, voire le ressentiment, comme le grand moteur de l’histoire moderne. « L’instinct de vengeance semble avoir eu raison de tout, la métaphysique, la psychologie, l’histoire », dit Nietzsche. Commentaire de Deleuze : « L’esprit de vengeance est l’élément généalogique de notre pensée, le principe transcendantal de notre manière de penser. ». « Le défi est néanmoins posé et bien difficile à relever : comment faire histoire sans le ressentiment ? C’est un enjeu essentiel à mes yeux car il ne s’agit pas de nier l’existence du ressentiment, peut-être même sa nécessité, mais il est important de voir comment le sublimer, comment ne pas le laisser seul mener la danse historique. La civilisation humaniste se situe dans le pas suivant, celle de l’affrontement avec le ressentiment, et non de son déni, mais celle de son dépassement ; tel est le chemin qui sépare l’Histoire de l’éthique, ou de ce que nous tentons de définir comme civilisation humaniste, précisément une Histoire ne se contentant pas d’être dans le seul sillage du ressentiment. » (p. 76-77)
→ mots qui prennent un sens tout particulier en ces temps d’extrême violence.
Et le discernement encore
« Choisir l’Ouvert, résister au ressentiment, c’est choisir la voie créatrice du discernement. Nous verrons plus loin la fonction clinique, thérapeutique, du discernement. Discerner est un acte indispensable à la santé, qui renvoie au juste diagnostic. » (p. 77)
→ quelle reconnaissance je peux éprouver parfois, pour celles et ceux qui m’aident à penser. Qui viennent à mon secours quand une forme de confusion, voire de déchirement m’habite.
Du métier (celui du créateur)
Dans le cinquième chapitre de Notes, Ludwig Hohl réfléchit à l’art et à la création artistique.
« Métier. Difficile, de comprendre que l'on doit maîtriser tous les moyens de l'art, et qu'aucun moyen ne sert de rien ; que l'on doit apprendre le métier, le plus complètement possible, afin de voir que le métier n'est rien (quand il n'est pas une gêne).
Quelle que soit son importance, l'apprentissage, en art, est sans valeur intrinsèque. En fait, c'est un désapprentissage, une libération.
Celui qui, sur la troisième marche, retrouve l'intégrité de l'enfant (c'est-à-dire celle de la première marche) celui-là est un véritable artiste, un créateur. Phénomène rare.
Car presque tous faillissent à la deuxième marche ; ils se perdent dans la conquête des moyens (ils accumulent les connaissances relatives à leur spécialité), et ne ressortent plus vivants du tourbillon. » (p. 170)
→ cela m’est sensible, je l’ai déjà écrit ici, dans la question de l’apprentissage du piano. Quand on a beaucoup travaillé une pièce et que soudain, pendant quelques secondes, on sent qu’on a quitté l’apprentissage, qu’on a vraiment « joué » (vocabulaire de l’enfant !). Le grand pianiste connait sans doute souvent de ces moments, on peut l’espérer en tous cas, où toute sa maîtrise s’efface pour faire de lui le vecteur absolu de la musique. Mais même la très petit amatrice comprend ces mots de Hohl, ci-dessus, par cette expérience-là (rarissime).
Donner le nécessaire
« Non, l'art n'est pas une addition d'objets péniblement réunis. Trouver l'expression propre de ton lieu (et certes, pour atteindre ce lieu, tu peux venir de mille endroits) voilà qui suffit.
Se purifier jusqu'à donner le nécessaire, et rien d'autre que lui ; autrement dit, donner ce qu'on voit, ce qu’on vit, ce qui, maintenant, est l'existence, sans le moindre ajout, donc sans le moindre recours aux formes d'une expérience ou d'une existence anciennes : l'art est tout entier dans cette exigence.
(Dans cette optique, les poèmes de Goethe n'échappent pas toujours à la critique ; de tous les poètes allemands, c'est Hölderlin qui lui échappe le mieux).
Ce qui, croit-on, sépare le plus, voilà ce qui unit. Et ce qu'on ajoute dans l'espoir de rejoindre autrui, voilà ce qui cause la déperdition d'être et de forces, voilà ce qui sépare. » (p. 177)
→ Ils ont de la chance mes lecteurs, enfin ceux qui ont su trouver le chemin du Flotoir, car je trouve que vraiment je leur sers sur un plateau d’argent des citations exceptionnelles et très loin des sentiers battus des dictionnaires de citation ! Voire des ouvrages savants : je pense à un livre lu hier, bien universitaire, respectant toutes les normes et où je n’apprends strictement rien, où je ne ressens pas une émotion (dans le sens aussi de ce qui met en mouvement). Que ces citations bateau, presque toutes d’auteurs dans l’air du temps. C’est bien affligeant.
Jean-Sébastien Bach
C’est la semaine pascale, semaine de Bach peut-être par excellence, même si pour moi tous les jours ou presque sont jours de Bach. Au piano, au disque, dans la pensée. Un grand accompagnateur depuis si longtemps et sans doute jusqu’à la fin. Alors j’ai été heureuse de lire un grand et bel article dans le Figaro sur les Passions de Bach. Les deux Passions qui se jouent beaucoup en cette semaine de Pâques, en divers endroits. L’occasion d’un petit point sur ce que sont ces deux œuvres à mettre au pinacle, non seulement de la musique, non seulement de l’art en général, mais si on peut dire les choses ainsi, maladroitement, de l’humanité. Elles disent d’ailleurs tant de nous, de notre monde d’aujourd’hui, alors qu’elles sont été jouées pour la première fois en 1724 et 1729.
Thierry Hillériteau, dans cet article, écrit que « les Passions de Jean-Sébastien Bach peuvent nous rendre à notre humanité, même dans les moments de déshumanisation les plus tragiques. » Nombreux propos du chef Raphaël Pichon qui vient d’enregistrer la St Matthieu, que je vais écouter sans tarder. Résolue à reprendre ce rituel trop oublié ces dernières années, d’écouter au moins une des deux Passions en cette semaine sainte. Raphaël Pichon parle de ces œuvres comme de « la marque d’un génie capable de s’adresser avec la même force à l’assemblée luthérienne de Leipzig au début du XVIIIème siècle, qu’à nos sociétés laïques. A l’heure où nous avons tant besoin de sens, poursuit-il, ces Passions jouent un rôle extraordinaire de plongée en eaux profondes spirituelles. »
Et cela m’émeut d’apprendre que parmi les prochains projets de l’ensemble Pygmalion de Raphaël Pichon, il y a un pèlerinage en musique et à pied d’Arnstadt à Lübeck. En mémoire du voyage de Bach, sur ce même chemin, quittant tout (et nomment son travail, pour aller écouter Buxtehude à Lübeck et prendre leçon de lui. J’ai eu le bonheur d’aller aussi bien à Arnstadt qu’à Lübeck, non pas à pied hélas, mais moi aussi, sur les traces de Bach (Leipzig aussi, bien sûr aura été à plusieurs reprises du voyage en Allemagne). Et la maison de Bach à Eisenach. J’ai même une photo amusante alors que je suis si peu selfie touristique, devant cette maison de Bach, sous un grand parapluie dont il a déjà été question dans ce Flotoir, orné de portées des Suites pour violoncelle seul de Bach !
[Passage ultérieur par ici, pour dire qu’hélas je n’ai tout simplement pas pu écouter La Passion Saint Mathieu, cette année. Trop fort sur le plan émotionnel]
Le travail de fond
Le travail de fond, cela seul qui sauve. Lire, étudier, écouter, essayer de comprendre. « Ce en quoi tu crois, cela seul peut te sauver. Ce en quoi ta foi n’est pas absolue, mais visitée par le doute, ne te sauvera pas. – Cette fois qui sauve n’est rien d’autre que la connaissance, dans sa plus haute acception ; la connaissance la plus intérieure. » (Ludwig Hohl, Nuances et détails, éditions de l’Aire, 1984, p. 30.)
→ et c’est ainsi qu’à la manière de Grothendieck, il faudrait avoir le courage de reprendre en détail les crises, les échecs, les déceptions et ruptures de régime qui traversent nos vies. Chacun de ces faits de vie porte un enseignement profond. Et qu’on ne dise pas qu’on n’a pas le temps, car dit Lichtenberg, cité par Hohl dans Nuances et détails (magnifique titre) : « Les gens qui n’ont jamais le temps sont ceux qui ne font jamais rien. » En fait on a presque toujours le temps, sauf si l’on a surchargé la barque de façon inconsidérée et même si l’on a beaucoup à faire, avec parfois un léger différé, on arrive à accomplir ses tâches, petits, moyennes et grandes. Cela n’empêche pas de temps en temps de s’abriter poliment derrière le « je n’ai pas le temps » pour éconduire les importuns et les exigeants.
Visionnaire
Et je m’amuse franchement en lisant un extrait de ce même Nuances et détails qui imagine des aspirateurs qui se mettent en marche tout seul, d’autres qui suivent toute personne qui passe dans un lieu à la trace (comme la mémé son chien, avec son sac à crottes dans la rue ?). Il imagine même, Hohl, en 1939, des appareils qui « viennent du plafond, bourdonnent autour de nous comme des abeilles, se posent sur nos épaules et se mettent en marche quand on tousse » (ça on ne l’a pas encore inventé, mais en temps de pandémies, nul doute que voici décrit un de nos prochains « robots. »). Cela dit, je plaisante, mais c’est aussi souligner que souvent les grands écrivains voient à l’avance ce qui va se développer, arriver, à partir de minuscules germes qu’ils sont les seuls à remarquer puis développer. Cela on peut le dire sans doute de Houellebecq, par exemple. Conclusion de Hohl après son petit paragraphe sur les aspirateurs : « L’homme est une balayure en sursis » (p. 35), variante du tu es poussière et tu retourneras en poussière. Et toujours en tête la remarque drolatique de Vialatte : « L’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau. ».
→ dans ces détails et nuances, moins dilué peut-être que dans le gros ouvrages Notes, l’esprit sarcastique de Hohl semble plus apparent.
Travail, examen, croissance
Non, pas des termes du champ de l’économie ici, mais plutôt deux notes de Hohl encore.
La première : « La plupart du temps, dès qu’une période de notre vie est terminée, elle est complètement déconnectée de notre présent ».
→ Nous ne l’examinons pas, nous ne tentons pas de la regarder, avec lucidité, un peu plus loin du feu de l’action. Et cela semble encore plus vrai si l’on considère l’échelle historique.
La deuxième : « Le travail n’est rien d’autre qu’un accord volontaire avec un processus de croissance. » (p. 37) et un peu plus loin « Nous croissons dans les choses. Qu’est-ce que le travail ? L’encouragement conscient et volontaire de cette croissance. »
Et lisant ces mots, je pense à mon autre grande lecture de fond en cours, celle de Cynthia Fleury. Qui creuse et explore le ressentiment, individuel et collectif et surtout ses répercussions et ses effets, en chacun de nous et à l’échelle du monde. Notre vie nous sert continuellement des « choses » à vivre, à traverser, à conquérir et bien souvent nous n’en faisons rien, sauf de nous en plaindre.
Comme des rêves
Parfois au milieu des réflexions d’esprit philosophique, Hohl insère un bref récit, récit de rêve sans doute, même si ce n’est pas dit. Ou rêverie, comme ce splendide début de paragraphe, en se souvent que Hohl était un montagnard aguerri : « Nous sommes des grimpeurs dans la nuit. (Nous escaladons une montagne dans le brouillard et l’obscurité ; terrifiante est la nuit, lorsqu’elle descend sur nous pour nous oppresser ; il serait beaucoup plus facile de descendre en elle.). Nous progressons encore et encore. Où vas-tu ? J’escalade un montagne – Mais on finit par s’épuiser, l’espoir s’effrite : n’est-ce pas une absurdité ? – On va bientôt compter chaque mètre. Une chose est sûre, dans le brouillard on progresse plus lentement. Voilà plusieurs années, l’aiguille Doran me fut le lieu d’une vision. Cette montagne, qui depuis m’a donné bien d’autres visions encore, se situe dans la partie ouest des Alpes. C’est une splendeur : lisse, de granit gris et vert sombre, surplombante ; d’un côté, une prodigieuse aiguille, de l’autre une cisaille entrouverte (...) (p. 41-42)
→ et recopier ces mots ici, c’est un peu comme si je venais d’ériger l’aiguille Doran au milieu du flux du Flotoir !
Maximes et réflexions
Pas bien sûre de la qualité de l’édition électronique des Maximes et Réflexions, j’ai acquis le petit livre Rivages poche et Payot édition, traduction et présentation de Pierre Deshusses.
Il montre dans son court avant-propos pourquoi Goethe n’est pas à la mode aujourd’hui, pourquoi il agace et il a cette réflexion qui me retient, car elle me fait penser à plusieurs poètes ou écrivains contemporains : « L’air du temps est indéniablement marqué par les relents romantiques : on veut la fulgurance, on veut le génie, on veut l’épanouissement du moi, sans pouvoir en même temps se départir d’une fascination pour la décadence. » (p. 7). Très souvent j’ai eu le sentiment d’une posture romantique dans le dire de beaucoup, une manière de se draper, de poser, une question d’attitude, de référence. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est le lien entre ces traits et la fascination pour la décadence.
Alors les Maximes et Réflexions ? Eh bien pas moins de 1390 écrites au total, dont 800 publiées du vivant de Goethe en 1809 puis 1810 dans des recueils et périodiques, tandis que certaines étaient reprises dans ses œuvres romanesques. (Rappel, Goethe est né en 1749 et mort en 1832). En 1907, Max Hecker en a rassemblé l’intégralité selon un ordre, précise encore Pierre Deshusses, « qui n’a jamais été précisément prévu par Goethe et qui peut encore aujourd’hui considérablement varier d’une édition à l’autre. » Voilà donc pourquoi l’édition sur la liseuse et l’édition poche ne commencent pas du tout de la même façon, ce qui m’a troublée et poussée à faire cette petite recherche. Je note que je suis de nouveau devant un massif considérable de notes, un ensemble ne cessant de bourgeonner au fil d’une vie et dont l’organisation ne semble pas avoir été prévue par l’auteur. J’évoquais hier Edmée de la Rochefoucauld et ses magnifiques petits livres qui ont été pour moi la porte d’entrée dans les Cahiers de Valéry ! Ces notes étaient écrites, dit encore le préfacier, sur des bouts de papier, des pages de livres, des dos d’enveloppes, mais toujours dans l’idée « d’établir une harmonie entre la pensée et l’action : la réflexion se rapportant à ce qui est fait, au résultat d’une action, la maxime favorisant l’action de la pensée. » (p. 9).
Et encore l’esprit d’enfance
Et la préface se termine par une allusion à l’esprit de l’enfance avec cette citation de Goethe : « celui qui se contente de l’expérience pure et agit en conséquence a suffisamment de vérité. En ce sens, l’enfant qui grandit est sage ». Conclusion merveilleuse et au fond très joyeuse de Pierre Deshusses : « celui que l’on présente souvent comme un vieillard hautain est peut-être en fait toujours resté fondamentalement un petit garçon qui n’en finit pas de grandir. Est-ce notre époque qui aurait prématurément vieilli ? » (p. 12-12).
→ et bien sûr écho avec l’enfant chez Grothendieck, ou chez Hohl.
Poésie et coma, avec Giuseppe Conte
J’ai reçu un très beau témoignage de Christian Travaux, à qui je disais mon admiration pour les poèmes de Giuseppe Conte dont il vient de proposer une traduction chez Arfuyen. Je soulignais que le livre m’avait fait du bien, en cette période tellement dominée par la pulsion de mort, à tous les niveaux.
Voilà ce qu’il me répond, qui est à mon sens un très grand message d’espoir (et que je publie après lui avoir, bien sûr, demandé son accord) : « Ce sont des poèmes magnifiques, que j'ai découverts en 2007, et que je lisais à haute voix, dans la rue (comme je l'écris dans la postface), tellement j'étais emballé par ma lecture. Pour tout vous dire, une de mes amies est cardiaque. Elle est très fragile, mais elle a attrapé le covid en janvier, et il a fallu l'intuber et la mettre dans le coma pendant quelques jours. Elle était à l'hôpital américain de Neuilly, et ils ont là-bas des méthodes de soins étonnantes. Pour qu'elle ne souffre pas de son coma obligatoire, et que ses neurones puissent bien refonctionner après, le médecin a eu l'idée de lui faire lire, pendant qu'elle était dans le coma, des poèmes à voix haute durant toutes les nuits où elle est restée dans le coma. Il m'a demandé conseil, et j'ai envoyé ma traduction des poèmes de Conte. Un infirmier lui a lu pendant toutes les nuits où elle est restée dans le coma ces poèmes de Conte que vous avez lus. Et le pouvoir de la poésie est tel qu'elle est sortie vivante, intacte cérébralement, de cet épisode traumatique qu'est le coma. Et elle se souvenait avoir entendu de très beaux poèmes m'a-t-elle dit, durant son coma, "comme de très loin". Quand je l'ai raconté à Giuseppe, il était ému aux larmes, ne pensant pas que ses poèmes avaient en eux une telle force qu'ils maintenaient en vie quelqu'un dans le coma, et qu'ils lui donnaient envie de se battre et de lutter contre le covid.Autant vous dire combien ce livre m'est précieux. »
L’erreur constructive (Goethe)
Il me semble me souvenir que c’est François Mitterrand qui a dit avoir infiniment plus appris de ses échecs que de ses succès. On progresse aussi sans doute grâce à ses erreurs, mais à condition sans doute de faire le vrai travail, parfois difficile, de les examiner à fond, le plus impartialement possible. Goethe : « Il arrive souvent au cours de la vie, dans la sécurité des circonstances, que nous nous trouvions pris dans une erreur, que nous nous laissions prendre par des personnes, des objets, que nous imaginions comme en rêve une relation avec eux qui disparaît dès qu’on se réveille ; et pourtant il ne nous est pas possible de nous en défaire, une force nous tient qui nous parait incompréhensible. Mais il arrive aussi que nous prenions pleinement conscience des choses et que nous comprenions qu’une erreur peut, à l’égal d’une chose vraie, nous faire avancer et agir. Comme c’est toujours l’action qui prime, il peut sortir quelque chose d’excellent d’une erreur active. (...) ([1070], p. 20).
Les papiers découpés d’Andersen
Grâce à Eric Villeneuve, je découvre les papiers découpés d’Andersen : « Au XIXème siècle, le danois Hans Christian Andersen a écrit des contes, qui sont parmi les plus célèbres du monde. La princesse au petit pois, La petite sirène, Poucette, Les habits neufs de l'empereur, Le vilain petit canard, La bergère et le ramoneur, La petite fille aux allumettes... Et même La reine des neiges, c'est lui. On avait pu découvrir sa vie en 2016 dans Andersen, les ombres d'un conteur, de Nathalie Ferlut (Casterman). L'autrice y parlait notamment des très nombreux papiers découpés qu'il réalisait sans cesse, parallèlement à son travail d'écriture. En voici quelques-uns : créatures, monstres, danseuses, bâtiments exotiques, évoquant irrésistiblement ses histoires. Inquiétants, étranges, amusants, on ressent les mêmes émotions qu'à la lecture. Un trésor conservé dans le musée d'Odense au Danemark, où ION est allé piocher ces petites merveilles trop méconnues en France. » (prière d’insérer d’un volume cartonné de 16 pages publié par ION éditions, avec quelques-uns de ces papiers découpés).
→ quelle fascinante idée que celle de l’auteur réalisant, sans cesse, des papiers découpés alors même qu’il était plongé dans un travail d’écriture de ses contes. Y avait-il une corrélation entre les deux activités, l’une favorisait-elle l’autre, la course des petites lames des ciseaux fins au cœur du papier orientait-il le cours des histoires ; ou bien l’inverse, le cours de l’histoire venait-il se concrétiser, se cristalliser dans les silhouettes de papier découpé ?
Infinitif
J’inscris ce matin des extraits du Tractatus infinitivo-poeticus d’Emmanuel Fournier, qui vient de mourir subitement d’un AVC. Et je suis frappée par l’invention immense que représente cette sorte de contrainte (mais on est bien au-delà d’une contrainte, en présence ici à la fois d’un modus operandi et d’un modus vivendi et tristement aujourd’hui jusqu’au mourir) de n’utiliser que des verbes à l’infinitif, à l’exclusion de tout autre mot, sauf mots outils et quelques adverbes.
Je me dis qu’on pourrait travailler certains champs de cette manière-là, les aborder avec des infinitifs pour seule ressource, alors même que je me reproche de faire souvent un usage excessif d’adjectifs ou d’adverbes.
De la gaieté
Ludwig Hohl : « la gaieté, voilà ce qui dans l’art est la chose la plus difficile à comprendre. Voilà la gravité qu’on ne parvient pas à prendre au sérieux... Gravité toute intérieure, mais si forte qu’elle est capable de renoncer à toute extériorisation, à toute confirmation par l’extérieur... Pourtant, là où est l’art, la gaieté se trouve également. Le sérieux absolu, c’est la mort du style. » (p. 178)
→ Cela semble paradoxal, ce qui se dit là. Mais je pense à Proust, par exemple. Le reprenant récemment, une nouvelle fois, j’ai tellement ri ! J’ai été frappée par sa drôlerie que je n’avais peut-être pas si bien perçue auparavant. Peut-être qu’il y faut une certaine maturité (la mienne, pas franchement précoce alors !), pour être capable de percevoir le rire, un rire qui oscille entre ironie, souvent grinçante, parfois un peu méchante (celle qui s’amuse du ridicule) et quelque chose de plus doux, de plus mesuré, de plus tendre. Oui c’est aussi cela la vie, un sourire tendre sur les contradictions, les inconséquences, les distorsions. Le poisson d’avril collé dans le dos par une petite fille très aimée et ainsi de suite.
Rire, c’est aussi prendre part, participer : « Ce qui distingue l’artiste, dit-on, c’est sa participation essentielle à toute chose. Oui, mais il est tout aussi vrai de dire que l’artiste est essentiellement coupé d’autrui ».
Et le chapitre suivant, intitulé « Écrire », se place sous l’égide de Karl Kraus : « le poète doit vivre davantage ? Mais c’est ce qu’il fait. »
Les très secrètes modifications
Hohl cite Mauriac, à propos de Montaigne : « Le vrai est que l’action d’un Montaigne n’éclate pas aux regards. Sur le plan politique et social, il est aisé de suivre un homme à la trace : le sillon ouvert par Karl Marx est visible à l’œil nu. Mais les cheminements de Montaigne, de Pascal ou de Proust, mais les très secrètes modifications apportées à l’élite humaine par Mozart ou par Cézanne, sont d’une autre sorte et échappent à notre prise. » (cité p. 184)
Avec un sourire impassible
« Une prose de valeur doit reconnaître son propre domaine, avant toute chose. Un domaine où ni le cinéma, ni la radio ni Wallace ni la presse ni aucun tapage industriel ne puisse lui faire concurrence (car il va de soi que dans ce genre de confrontation, elle perd toujours). Avec un sourire impassible, elle doit laisser passer ce charroi bruyant, pour s’engager sur les voies qu’ont tracées un Rilke, un Valéry, un Mallarmé. » (p. 186)
→ remarque des années trente, Wallace étant un auteur de romans policiers de l’époque, mais dont on peut amplifier la portée aujourd’hui, où les outils de la communication et du marketing se sont si bien fondus en une seule arme qu’il est très difficile à une « prose de valeur » d’émerger. Tout contribue à en détourner l’écrivain et il lui faut une singulière persévérance en son propre être pour tourner le dos aux redoutables sirènes présentes tout le long de la navigation. Et c’est aussi, remarque Hohl, qu’on n’écrit pas « sur quelque chose (on écrit toujours quelque chose – ou rien du tout. » (p. 188)
Les poètes
« Les poètes méditent ce que médite tout un chacun. Simplement, ils sont plus assidus. Ils s’emparent des choses. Nous sommes dans les choses, comme le poisson dans l’eau. Mais le poète saisit l’eau. ‘tout est déjà là ; mais pour l’obtenir / l’art est nécessaire. Et qui peut y parvenir ?’ » (la citation est de Goethe, dans le Faust II)
Le plagiat
Une importante section de ce chapitre est consacrée à une étude toute en nuances du plagiat. Avec ce passage très drôle : « Celui qui voit quelque chose et dit ce qu'il a vu, celui-là ne peut que parler juste et vrai. La plupart des plagiaires, pour leur malheur, ne recopient pas les propos d'un ‘voyant’, mais de plusieurs. Ils s'expriment à partir de plusieurs lieux à la fois, et ne disent donc plus rien qui corresponde à la réalité. Donnons du phénomène un exemple grossier dans sa clarté : du haut d'une montagne, un homme contemple la vallée : ‘Le train, dit-il, rampait lentement, tel une chenille’. Un autre observateur se trouve à la gare, et note : ‘Le train surgit en mugissant’. Alors un troisième personnage, qui n'a rien vu, compose cette phrase :’Le train mugissait, tel une chenille’. Cet exemple n'est qu'un schéma (de même, la loi géométrique schématise l'arpentage, et la loi physique schématise le processus naturel) : expliquer de cette manière la composition d'un poème serait beaucoup plus difficile, car on se trouve en face d'une réalité plurielle. La vision n'est plus seulement extérieure, elle devient intérieure. Et l'on ne doit plus seulement considérer les relations logiques ou grammaticales, mais aussi les relations entre tel ton et telle vision, telle sensation et telle pensée. Il faudrait alors montrer que l'auteur, s'il avait réellement possédé sa pensée (s’il l’avait conquise et vécue), au lieu de la ramasser dans la rue, n’aurait jamais, au grand jamais, écrit sur ce ton-là, etc. » (p. 195)
→ Et force est de reconnaître que je frissonne en recopiant tout cela, interrogeant la pratique du Flotoir, l’appropriation de citations tellement variées... pensée réellement possédée ?
Est-ce que je suis éclairée par cela : « Dans l’art, il y a le plagiat et le non-plagiat (c’est-à-dire la création). Pas de milieu. Tout ce qui ne plagie pas signifie. Et tout ce qui ne signifie pas plagie. L’art d’écrire se résume tout entier en ceci : point de mot dont on ne soit pleinement responsable. » (p. 196)
De la citation
Mais quelques paragraphes plus loin, on pourrait penser à un tout autre son de cloche avec des propos sur la citation (qui bien sûr, n’est pas le plagiat, même dans l’extension très large et complexe de la notion chez Hohl). En effet, sa pensée est complexe, semble parfois contradictoire, n’est pas tendre ni douce, elle est très exigeante, tout a été manifestement conquis de haute lutte et de chaque mot il a essayé d’être pleinement responsable. « Si l’on prend suffisamment de recul, l’art de citer n’apparaît pas plus facile que l’art d’écrire ». (p. 196)
« Une belle citation, c'est à la portée de tout le monde. (Il suffit de puiser dans les sentences de Goethe, qui sont presque toutes bonnes). Mais c'est à partir de la deuxième citation que les choses se compliquent. – Certains de mes livres viennent du marché aux puces. Dans les marges, mes prédécesseurs ont fait des annotations : un trait marginal ne m'apprend en général rien sur leur personnalité (s'il s'agit de bons livres). Mais il suffit de deux ou trois traits pour que me vienne un soupçon fatal : je devine de quelle manière ce brave lecteur a compris les choses, et quelle œuvre s'est imprimée dans son esprit... Un soupçon qui ne tarde pas à se transformer en certitude, avant même que mes yeux ne tombent sur des ‘bravo !’ ou des ‘comment ?’».
→ cette expérience je l’ai faite bien sûr, avec tel ou tel livre de bibliothèque, devinant à la nature des remarques (ah le chasseur de coquilles !) quelque chose de la nature du lecteur passé par là avant moi. Et comme je suis une intense souligneuse et annotatrice de mes livres, je redoute le pire : quelle exposition aux yeux des lecteurs qui d’aventure passeront par là (heureusement s’il y en a, ils seront extrêmement rares, eu égard à ce que sont la plupart de mes livres).
La lecture
« Cet homme lit avec une telle force, qu’il en vient à se demander s’il n’est pas lui-même l’auteur du texte (Lichtenberg était un lecteur de ce genre). (p. 196)
Une étrange expérience
Hier matin, quittant des yeux écran et clavier, j’ai laissé mon regard errer sur le mur de photos sur lequel s’appuie mon bureau. Mes yeux se sont arrêtés sur un portrait de ma mère, qu’un rayon de lumière, très focalisé, éclairait intensément. Effet saisissant, comme si je l’interrogeais sur la question que je me posais et qui m’avait fait lever les yeux. Et puis, tout doucement, la lumière a diminué et s’est éteinte, comme si quelque chose de l’échange était terminé. Un nuage avait passé.
Goethe
Goethe au fil des jours ou des heures... comme j’aime lire les maximes et réflexions, qu’elles émanent de lui ou d’autres, Hohl, La Rochefoucauld...
« Lorsque quelque chose me déplait, je la laisse tomber ou l’arrange ». Ce qui me fait songer à la phrase de Cage dont je n’ai jamais pu retrouver l’origine exacte et qui dit que si un son lui déplait, alors il l’écoute encore plus intensément. En ligne, je trouve « quand un bruit vous ennuie, écoutez le » mais jamais la source n’est donnée.
L’intention
Cela que reprendrait volontiers Hohl (qui cite si souvent Goethe !) : « Dans les œuvres de l’homme comme dans celles de la nature, c’est aux intentions qu’il faut surtout s’attacher. » [1078]
→ A propos des chiffres entre crochets, ce sont ceux donnés dans la traduction de Pierre Deshusses. J’ai tenté de trouver l’original allemand et sur l’exemplaire trouvé, en vieil allemand de surcroît, il y a pléthore de références et 1070 semble ne pas correspondre à ce que je lis là. je pensais trouver en ligne une version « moderne » avec la numérotation en vigueur aujourd’hui des Maximen und Reflexionen de Goethe, je suis bredouille !
Puisqu’aujourd’hui le Flotoir rit !
« On ne peut pas vivre pour tout le monde surtout pas pour ceux avec qui on n’aimerait pas vivre. » (p.26) Oups, ça met de côté pas mal de monde, là !
Et moins drôles, encore trois réflexions sur la nature humaine
« On ne connait que ceux par qui l’on souffre », c’est terrible, car terriblement pertinent (p. 29)
Très juste aussi bien sûr cela : « Le comportement est un miroir où chacun révèle son image. » (p. 30) Et enfin « Chacun n’entend que ce qu’il comprend » (p. 30). Se demander alors si ce n’est pas un des aspects du « travail » que d’essayer d’entendre, peu à peu, aussi, ce qu’on ne comprend pas. Et le champ est infini, à l’échelle individuelle, comme à l’échelle collective. Je suis frappée en ce moment par la juste insistance mise par nombre de commentateurs de qualité sur le fait que nous jugeons en quelque sorte à partir de notre système de valeurs, de pensée, ne voulant pas « entendre » qu’ailleurs, on pense voire on sent différemment les choses. Bref que notre grille de lecture est loin d’être universelle, comme nous avons tendance à le croire. Il faut apprendre les langues étrangères !
Émerveillement, admiration
Cynthia Fleury démontre comment le ressentiment est un vrai poison de l’âme et de l’esprit, car il barre tout le réel en sa vérité, il le déforme et met à mal la capacité d’émerveillement et d’admiration. Elle le décrit comme une « convergence de l’envie, de la haine et de la colère » (p. 77). Elle invoque ici Descartes et Deleuze, car c’est une des merveilles de son livre, qu’elle donne accès à des auteurs et des textes importants, sur lesquels elle s’appuie. « Deleuze revient sur cette impuissance à admirer, à respecter et à aimer, chez les sujets épris de ressentiment. Je dis ‘épris’, car il y a quelque chose d’un ravissement pervers chez ces derniers ; ils se laissent ravir par le ressentiment. » (p. 79)
C'est que « l’admiration, couplée à la générosité et à l’humilité, dans sa version la plus cartésienne possible, n’est pas un fanatisme mais un sentiment raisonnable : apprendre à regarder le monde ou un autre, les admirer au sens où l’on saisit aussi chez eux la singularité qui permet d’augmenter son apprentissage général, renvoie à cette aptitude bien connue dans la philosophie : la capacité d’étonnement (admiratio) ou de questionnement, délivrée de toute tentation de dénigrement. Admirer c’est provoquer l’éveil en soi, ouvrir la capacité cognitive, permettre la mobilité de l’esprit et du corps, permettre donc l’agir. » (p. 79-80)
D’un côté l’admiration qui ouvre de nouvelles voies, qui augmentent l’esprit et son champ d’action, de l’autre le ressentiment qui produit « un rétrécissement de l’âme ». Deleuze parle de la capacité dépréciative de l’homme de ressentiment.
Elle n’épargne pas son lecteur Cynthia Fleury : « Il est vrai qu’il n’est pas simple de considérer que ses malheurs, s’ils sont sérieux, ne doivent pas être pris au sérieux. C’est là un travail, un effort sur soi, assez déplaisant, car il faut s’éloigner, prendre de la distance – cette distance que nous mettons face aux malheurs du monde, qui ne nous est donc pas étrangère, à ceci près qu’il ne s’agit pas nécessairement de mise à distance, mais d’ignorance, de manque d’empathie ou de considération, d’égoïsme en somme. Nous croyons prendre au sérieux les malheurs du monde, mais la réalité est tout autre. Nous ne les prenons pas au sérieux. Alors quand nous prenons au sérieux nos propres malheurs, le ridicule de la chose et l’impertinence de celle-ci sont d’autant plus flagrants. » (p. 81)
Et un peu plus loin, cette insistance sur « l’obligation éthique et intellectuelle de ne pas fausser plus durablement ses jugements, et préserver non seulement la santé personnelle mais également celle, plus collective, liée au sentiment démocratique. C’est là un exercice quasi stoïcien, ‘aristocratique’, au sens où il fait appel au ‘meilleur’ de soi-même – si le rapport élitiste doit être préservé, c’est d’abord avec soi-même, avec cette idée que l’on s’impose à soi-même une discipline, une méthode, une visée éthique. »
→ Ce sont des exigences qui s’imposent particulièrement en ces temps où urbi et orbi la démocratie est bousculée, contestée, en danger. C’est d’un très haut niveau d’exigence.
Ne pas aimer mais vouloir être aimé
Le terrible et juste portrait à charge continue : « celui qui n’aime pas, qui veut être aimé et que l’absurdité de la chose n’interpelle pas. ‘Être aimé, nourri, abreuvé, caressé, endormi. Lui, l’impuissant, le dyspeptique, le frigide, l’insomniaque, l’esclave. […] Il considère comme une preuve de méchanceté notoire qu’on ne l’aime pas’. » (Citation de Gilles Deleuze in Nietzsche et la philosophie). (p. 82-83)
« Lorsque le ressentiment est déployé pleinement, nous l’avons vu, ressentiment de l’avoir et ressentiment de l’être ne se dissocient plus ; on ne guérit pas le second par le premier, même si l’avoir peut paraître infini – ce qu’il ne sera jamais. Ce qui sera donné ne sera jamais assez. » (p. 83-84)
Un ressentiment résolument déployé n’est plus apte à la négociation, à l’échange, à la conciliation dit encore Cynthia Fleury, dont il faut ici rappeler qu’elle est aussi psychanalyste.
Le bonheur
Ici belle définition du bonheur, en lien une fois encore avec la question du travail sur soi : « Le bonheur, logiquement, dans toute éthique, est un effort, il est inséparable d’un travail sur soi, d’un perfectionnement de l’âme, il n’est pas exempt de souffrance, il est une forme de conscience apte à synthétiser le tout, avec ses manques, et à déployer malgré cela une puissance d’affirmation de soi et de la vie. » (p. 84)
→ Oui pour moi qui cherche à définir constamment cette idée du travail qui a fait irruption dans le champ ces derniers mois, peut-être à partir de Rilke, puis grâce à Grothendieck, Ludwig Hohl et maintenant Cynthia Fleury, ce serait le chemin, il y a là une belle définition de ce qu’il peut être, dans sa visée de « déployer une puissance d’affirmation de soi et de la vie ». Affirmation de soi non pas de manière égocentrée, nombriliste, mais parce qu’on est venu au monde comme un être singulier, qui doit vivre et accomplir sa singularité, avant de disparaître à jamais, avec ou sans traces, peu importe.
C'est aussi un moyen de lutter contre le désespoir dans ce temps où tout ce qui est humain est bafoué de la manière la plus atroce qui soit, au point de nous déborder psychiquement. Le but des forces de mort est de susciter le désespoir et donc la disparition, la destruction. C’est donc important de résister au désespoir.
Traverser le ressentiment
Si elle est si dure pour le ressentiment et pour ce qu’elle appelle « l’homme de ressentiment », Cynthia Fleury, c’est parce qu’elle pense que « celui-ci peut être traversé, mais y succomber, y rester indéfiniment coincé, c’est produire l’esclave en soi, c’est se soumettre à la passion mortifère. » (p. 87)
→ C’est passionnant de recopier ces passages, alors que depuis leur soulignement, la lecture a continué, progressé et a abordé les pages sur le fascisme et des considérations liées au contexte actuel. Comme si ce qu’on a lu, puisqu’on recopie, est maintenant gros de ce qui va venir, sentiment très particulier.
Le ressentiment a part liée avec les origines de la vie psychique. Il y a eu un déficit dans son élaboration qui a conduit à cette empreinte du ressentiment sur toute la vie : le « jeu subtil de l’apprivoisement de la distance, de la coupure, de la symbolisation, autrement dit ce qui permet de couper sans faire disparaître, ce qui permet de maintenir la présence de ce qui est absent, c’est bien cela aussi qui est déficitaire dans le ressentiment. » (p. 90)
Et cela ne permet pas de faire l’apprentissage de la vraie liberté qui n’est pas « affaire de toute-puissance, elle est affaire de désaliénation par rapport aux pulsions propres et à celles des autres. » (p. 91)
→ non pas faire ce que je veux, quand je veux, comme je veux, non pas qu’autrui fasse ce que je veux, mais bien plus difficile mais plus fécond et plus sain pour l’équilibre psychique, se désaliéner au maximum de mes pulsions, me distancier de celles des autres, ne pas m’y soumettre, devenir moi-même pas à pas, dans une démarche qui m’apparait un peu (tans pis si je fais un contresens) comme celle de Descartes.
Une contradiction qui domine ces temps
« Cette contradiction – dénigrement de la loi et absolue revendication de celle-ci – est au cœur du ressentiment, qui ne perçoit pas la nature de son délire en désirant ce qu’il prétend honnir. » (p. 92-93)
La capacité d’agir
Les pages sont parcourues de maintes considérations sur les notions de passif et d’actif. « Avant de poser un objectif, une finalité de l’action, il faut déjà, de façon mécanique, vitaliste, reprendre le chemin de l’agir : par exemple, simplement marcher, se mettre en mouvement et, à l’occasion de cette marche, tenter le déploiement d’une attention. C’est tout sauf simple ; accepter l’humilité d’une telle démarche est déjà un pas immense. Or, nous l’avons vu, il y a une réelle perte d’humilité chez les sujets atteints du ressentiment. On découvre – mais est-ce là une découverte ? – que l’humilité est une capacité et non une insuffisance : c’est une version conscientisée du manque qui est le nôtre, tout en étant une tentative de refuser la déresponsabilisation sans pour autant verser dans le délire de toute-puissance, croyant qu’on peut faire disparaître ce manque. Le manque, telle est la grande question de la naissance. Naître, c’est manquer. » (p. 95-96)
Admirable, ce naître c’est manquer. Il faut toute une vie pour surmonter cette perte initiale, ce manque abyssal des premiers jours, le paradis perdu. Surtout sans doute pour ceux qui ont été relativement protégés in utero puis confrontés à l’abandon, à la brutalité, à l’indigence, à la violence à peine le premier cri proféré. Là peut naître un ressentiment absolu, et presqu’insurmontable.
Et revoilà le rire
Mais il devait être présent, caché quelque part dans la mémoire, puisque j’ai lu auparavant ces mots : « j’ai choisi l’humanisme du rire, non ce rire tonitruant, ce rire disparaissant, ce sourire peut-être, réel, mais disparaissant, quelque chose qui ne faiblit pas, mais qui ne recherche pas la grandeur à n’importe quel prix, car celle-ci serait ternie. Là encore, c’est dur d’abandonner le rêve du plein, du soi immense, du soi apte à la satisfaction ; c’est dur d’abandonner ce rêve sans s’abandonner soi-même, sans renoncer à l’obligation du travail sur soi. » (p. 97-98)
→ Comme j’ai jadis fait des relevés de « lumières » ou de « sons » quotidiens, il serait salutaire, peut-être, de faire quelques relevés de choses drôles, gaies, joyeuses. Un peu ce que sont parfois les « Flacons de sels » de ce Flotoir, selon le modèle chipé à Françoise Héritier (avec un tel nom, elle ne peut que me pousser à accepter le legs !)
La verbalisation : faire maison
Cynthia Fleury consacre ensuite de longues pages au travail de l’analyse avec un être en proie au ressentiment, travail particulièrement difficile, montre-t-elle. « La verbalisation réactive le mal mais l’apaise également : lorsque le sentiment d’exil est trop fort, il y a peu de choses pour résister. Il y a encore la parole, la sienne propre, raffinée par l’effort analytique, qui peut parfois donner enfin un sentiment de refuge. Une séance peut faire maison, habitat. Cette aptitude n’est certes pas le privilège de la cure analytique : elle est l’une des vérités profondes de l’écriture, de la lecture, de la parole de l’œuvre en règle générale. » (p. 103)
Aux sources du ressentiment avec Montaigne
Je l’ai déjà écrit, c’est une des forces de ce livre de Cynthia Fleury que de faire référence, constamment, pas pour l’érudition mais en quelque sorte pour la pédagogie, à de grands auteurs : Nietzsche, Deleuze, Montaigne, notamment. « Montaigne, comme tout bâtisseur de l’humanisme, sait distiller au travers des Essais des indices pour penser la nature du ressentiment, des faiblesses humaines, des coutumes, des réflexes conditionnés, des complaisances, des petites lâchetés ou des amertumes plus grandes. »
Ce chapitre avec Montaigne clôt la première partie et je frissonne en tournant la page et découvrant de quoi il va être question (déjà souvent sous-entendu dans la première partie), le fascisme. « II. Fascisme. Aux sources psychiques du ressentiment collectif. »
Les elfes
Au terme d’une superbe description-évocation d’un paysage transformé par le temps et le travail de la mémoire, Hohl écrit : « Il ne faut pas approcher les elfes, tu ne peux les posséder, ni les enfermer dans ton armoire. Ils disparaissent dès que tu veux les atteindre. (Sont-ils alors définitivement perdus pour toi ? Marche ! Tu les reverras, si les nuits sont bonnes). Ils sont l’image de toutes ces autres merveilles que seul un travail incessant nous permet de contempler – travailler, c’est nager dans le courant changeant des phénomènes. Le travail, c’est ton perpétuel mouvement pour obtenir, et reconquérir à chaque instant, la vérité, dans son exacte proximité, sa juste distance. » (in Nuances et détails, p. 49).
Hubert Lucot, A mon tour
Immense bonheur à plonger de nouveau dans la prose d’Hubert Lucot, comme un retour à la maison. À mon tour parait enfin, plus de 5 ans après la mort d’Hubert Lucot, le 18 janvier 2017. Pourquoi tout ce temps, je n’en sais rien ; j’ai l’impression non pas de l’avoir quitté hier mais de ne pas l’avoir quitté, qu’il est resté là, dans quelque pièce secrète, chez moi et que soudain il me parle de nouveau. Ce n’est pas une conversation, je ne l’ai pas connu, je ne l’ai lu que tard, mais la traversée dans ses livres que j’ai faite dans les deux années qui ont précédé sa mort a inscrit quelque chose, très profondément en moi.
Le fondu enchainé
Chez Hubert Lucot, il y a souvent une sorte de glissement de prose, de mémoire. Un peu comme ce que j’ai ressenti, très concrètement en lisant Tache jaune, Monochrome bleu, sorte de blanc, d’Éric Villeneuve. L’ancrage temporel précis ne joue plus, on pourrait peut-être dire que l’on devient quanta dans l’espace-temps, à la fois ici et là, hier et demain, en avant et en arrière. Dans les plus beaux passages, ceux qui ne sont pas liés à une narration plus précise, par exemple les scènes d’hôpital, dans les « trajets » et promenades par exemple, il y a de ces glissements perpétuels qui sont un véritable tracé d’un flux de conscience. Il y faut un travail et une virtuosité d’écriture extraordinaire.
Écriture
Lorsque j’ai ouvert À mon tour, qui est donc le dernier livre d’Hubert Lucot, la splendeur sensible de cette écriture m’a sauté aux yeux et au cœur. Les éléments glissent ou coulissent lentement les uns sur les autres. Comme un fondu-enchaîné, cette expérience princeps pour moi dans l’enfance. A partir des montages photographiques de mon père, à l’aide d’un dispositif artisanal construit par Pichonnier, une boutique photo bien connue autrefois, près des Invalides, à Paris. Un plateau horizontal pour poser les deux projecteurs et devant eux, une plaque verticale dans laquelle étaient insérés deux diaphragmes d’une dizaine de centimètres de diamètre, actionnés par une petite manivelle :l’un s’ouvrait progressivement tandis que l’autre se fermait, une des photos s’effaçait doucement tandis qu’apparaissait, imperceptiblement, puis de plus en plus nettement l’autre photo. Avec de merveilleux états intermédiaires de superpositions que je tente de reproduire quand je fonds deux ou trois de mes photos. [À l’époque, années cinquante et soixante, n’existaient pas encore des projecteurs où l’on chargeait les deux bacs de diapositives et qui réalisaient automatiquement le « fondu-enchainé »].
Et ce mot me fascinait, fondu et enchaîné et plus encore ce que je voyais, d’autant qu’en plus de la projection il y avait la bande-son, conçue aussi par mon père à partir de musiques choisies pour leur lien sensible avec les images. Car il n’était pas ici question de banale et souvent très ennuyeuse séance diapo de vacances ou de voyage. Non c’était une construction, une œuvre au fond, le fondu-enchaîné, avec des photos parfois à la limite de l’abstraction, marquée par l’amitié de mon père avec le peintre abstrait Pierre Wemaëre et accompagnée d’une vraie bande-son où dominaient Debussy, Ravel & Les Ondes Martenot de la Fête des belles eaux de Messiaen, etc. Quelle merveilleuse initiation à l’univers sensible et à l’art pour une toute petite fille !
Est ou sera ?
Écrivant à propos du livre d’Hubert Lucot, que ce sera son dernier livre, je corrige et reprends la formule qui est sur la quatrième de couverture de l’édition P.O.L. Est son dernier livre. Et ça change tout. Sera : plus jamais de livres d’Hubert Lucot. Est, oui c’est le dernier livre paru, et aussi le dernier livre qu’il aura écrit, semble-t-il, sauf à retrouver dans les archives déposées à L’IMEC [amusante scène de remise des archives d’un des livres à des représentants de l’Institut Mémoire de l’Édition contemporaine] des livres non publiés.
Fondu-enchaîné encore
Chez Hubert Lucot, il y a vraiment fondu-enchaîné avec tout un travail sur la transition, la modification d’un élément en l’autre se fait insensiblement, de sorte que, lectrice, je suis souvent délicieusement (oui !) déstabilisée. Je passe de la description de cette porte au lit de mort d’A.M., la femme et l’amour de toute une vie de H.L. (il utilise beaucoup les initiales et c’est aussi une forme de l’écriture, car les initiales suscitent un minuscule (ou parfois grand) travail chez le lecteur. Qui est-ce ? Est-ce elle, est-ce lui ?
J’aurais aussi à faire tout un petit travail d’ajustement en lisant l’évocation de Marie-Hélène Dhenin qui pour moi, lectrice passionnée de Portrait d’une dame, est la compagne d’Alain Frontier. Oui certes, mais pas que... ;
Une étude ou un petit essai
J’adorerai lire une étude scientifique ou construire un petit essai sur les mouvements de conscience chez le lecteur !
Lucot, relevés
« Je me détourne vers le carré bleu ciel 29 de l’autobus portant sereinement dans son corps le Marais traversé. » (p. 10)
« Fatigué, je cherche en moi le désir de quitter mon fauteuil pendant les vingt derniers kilomètres d’une étape du Tour de France 2015. » (p. 11)
« Le ciel couvert chauffe l’immense parvis de la Défense peu peuplé ce dimanche, deux pieds nus adorables reposent à plat sur la dalle détachant le rugis de dix ongles, deux lanières de jais raient chaque pied, lequel dissimule totalement la semelle de la tong. » (13).
« Merveilleuse place des Vosges à 8 heures du matin (6 heures au soleil), le square est arbres noirs et ombres sur le sol ».
→ frappent ici la qualité quasi photographiques des descriptions d’Hubert Lucot, mais aussi l’extrême précision. Précision de l’observation, de la situation, il est important de dire l’heure au soleil pour qualifier l’éclairage), précision des mots. Si quelque chose de photographique, rien d’un cliché et aucun flou artistique cache-misère. Ce que montre Hubert Lucot est là.
Sans « trop » : « Recroquevillé dans le lit, j’ai fini Faux jour à 23h40. Troyat tant méprisé est un véritable écrivain, mais qui en rajoute. En quelques jours je saurais couper les trop, ligne à ligne, mot à mot, j’intensifierais le texte. »
→ 1. Je prends une leçon d’écriture ; 2. Je pense que c’est un des secrets, parmi beaucoup d’autre, de l’écriture de Lucot. Glissements et aussi concaténation, en éliminant tous les trop.
Vie et travail
« La séance de travail me rendra à moi, mais la table me coupe de la vie. Mes sorties ont produit la majeure partie de mes livres » (p. 19)
L’arc électrique
Cette très belle image pour évoquer aussi ce qui se passe dans la conscience et ensuite dans l’écriture d’Hubert Lucot. L’arc électrique. Celui qui soudain enflamme deux éléments lointains, distincts. « Je lis son nom : château Léognan-Pessac, un arc électrique unit mon fils Emmanuel, résident à Pessac et son aïeul Eugène » (p. 18).
→ Ma capacité à mémoriser les noms propres repose le plus souvent sur les jeux d’associations.
Un ciel
Un « ciel » devant lesquels tous ceux que j’ai pu écrire, ils sont nombreux, pâlissent pour ne pas dire vanish : « Devant moi, un lac d’émeraude fait osciller sa fluorescence, nulle part je n’ai assisté à un tel spectacle, ni au Chili, ni en Polynésie, ni dans le nord de la Sardaigne que borde la surprenante mare Smeraldo. Venu d’une galaxie lointaine ou remonté depuis le centre de la Terre, le météore radioactif est surplombé par des traînées de couleur framboise qui traversent la voûte céleste et s’élargissent au-dessus de l’horizon. » (p. 21)
Exit le p.
Décision pratique et graphique, je décide de supprimer le petit p. qui précède le numéro de page, ça va de soi). Le p. est un trop !
La flèche de Notre-Dame
Vertige en lisant ces mots : « la flèche de Notre-Dame, dépasse sur ma droite » (43)
L’intangible flèche, toujours là, allant de soi, pensait-on en 2015. Et la lectrice qui passe par là reçoit comme un choc. Elle était là. Elle n’est plus là. Elle sera là, bientôt nous dit-on, mais ce ne sera plus la même. Je pense à l’aura benjaminienne de la première, mais ne suis pas sûre de faire un juste usage du concept.
Rencontres
Je fais aussi dans ce livre la rencontre de plusieurs personnalités du monde littéraire. J’ai parlé déjà de Marie-Hélène Dhenin, voici Denis Roche et sa mort. Il est constamment question de mort, de disparition dans ces derniers livres d’Hubert Lucot, avec comme cœur, la mort de A.M. Ce serait le centre radioactif, le foyer irradiant, de tous ces grands textes. Les morts, les maladies, les hôpitaux, les parcours médicaux retracés avec force détails, tout cela naît de la mort d’A.M. Il y a beaucoup de personnage, dans ces livres, ceux de la vie familiale, les amis, les écrivains.
Tiens, revoici Marie-Hélène Dhenin dans un passage très intéressant sur les langues : « Hier après-midi (...) l’ancienne khâgneuse va à pied au lycée Faidherbe de Lille. Fait onirique : un demi siècle ne l’a pas changé (...) toute une vie se déroula dans les murs scolaires – comme écolière, comme étudiante, comme enseignante – pendant laquelle les deux langues mortes qui la faisaient vivre sont mortes, et le français littéraire, le français est moribond, les mots cool et fuck suffisent pour se faire comprendre, la petite Marie-Hélène a acquis durement un savoir merveilleux qu’à la fin de sa carrière la société postmoderne lui a demandé de ne plus transmettre. » (46)
La clarté jeunette
Plus loin, Lucot évoque une autre histoire, celle de son premier contact avec la littérature : « (...) la clarté jeunette du nom Clément Marot, le premier des écrivains étudiés, c’est me rappeler une fois encore que la plus formidable des aventures a débuté le 1er octobre 1949 : j’entre en seconde, j’ai quatorze ans ; pendant vingt et un mois, se déroulera pour mes camarades et moi le feuilleton de la littérature française. » (58)
Table, lit
Lucot se promène, les promenades sont une part importante de la matière de ses livres, puis il rentre chez lui : « presque chaque jour, depuis quelques années, je vais au bout du monde, là où le droit se courbe, le courbe nous protège, utérins. De l’ailleurs ici même je reviens à mes tables (écrire, manger) et à mon lit : dormir, rêver, paresser, voire me morfondre, l’aventure et l’impossibilité de l’aventure toujours se mêlent. Sans le tramway, construit récemment et inachevé, mes deux derniers livres seraient autres. » (49)
→ et moi depuis que je les ai lus, ces livres, très souvent, passant près de ce tramway, je pense à Hubert Lucot et je range cela dans mes Flacons de sels !
Horodaté
Grande précision souvent pour situer le moment d’un évènement, beaucoup de dates. Parfois c’est tragique : « Instinct, instant, j’horodate le choc historique : lundi 28 septembre, 16h19. » (54). H. Lucot vient d’apprendre une forte suspicion de cancer.
Un peu plus loin, il se demande à qui faire part de la nouvelle. Parmi les amis proches, cette autre personne qui « bavarde répandra l’information, je ne lui reprocherai pas, qui ai passé ma vie scripturale à me montrer habillé nu » (55). « Le poumon aura accompagné toute ma vie, siège de l’échange hédonique et mortel entre la fumée et mon sang. » (56).
Le réel m’enferme dans sa douceur
Il y a des temps de pause : « Montant dans le premier des autobus qui me mèneront à la Porte de Choisy, je suis à l’écart de mon destin, le réel m’enferme dans sa douceur »
→ sans doute que ce réel salvateur répond en quelque sorte à l’amour et à l’attention si fine que Lucot lui a toujours porté.
Un peu plus loin il est question du « flux involontaire » de la conscience qui va situer le personnage Lucot tout à fait ailleurs, dans un autre espace et un autre temps. Fondu-enchaîné ?
Maximen und Reflexionen
Bonne pioche encore dans les Maximes et Réflexions de Goethe, le choix opéré et traduit par Pierre Deshusses. Il est question de prédisposition et de volonté : « les prédispositions se développent certes selon la nature, mais elles doivent être exercées par la volonté et progressivement intensifiées ». N’est-ce pas exactement le travail préconisé par Rilke, Hohl et cie ? (31)
Un peu plus loin « les botanistes ont une classe de plantes qu’ils appellent incompletae ; de la même façon, on pourrait dire qu’il existe des individus incomplets. Ce sont ceux dont les aspirations et les désirs ne sont pas en rapport avec leurs actes et réalisations » (34)
Et moi de me demander si ce fameux travail ce n’est pas précisément tenter, à sa mesure, quelle qu’elle soit, de combler le fossé entre aspirations et réalisations ?
La collecte
Ma collecte de petits cailloux sur la plage, elle est pour moi. Elle n’intéresse pas autrui. Elle ne parle pas à celui qui ne l’a pas effectuée. Il en va sans doute de même de ce Flotoir pour beaucoup. Mais il arrive que dans le panier de l’autre, on trouve quelque chose qui correspond à ses propres collections.
Flacon de sels
La splendeur du petit jardin public hier, la paix qui régnait, je pouvais presque tâter le bien-être de tous ceux qui étaient là, à lire, rêver, parler, pique-niquer, dormir au soleil sur la pelouse – mes lectures loin des sentiers battus – les fleurs des arbres, blanches, si éphémères, celles du frêne et celle du prunus – aimer voir des petites filles en robe, dans leur mouvement – penser à jacques-henri lartigue – saisir au vol d’une photo les extraordinaires attitudes en mouvement de tout jeunes enfants jouant au ballon ou courant – retrouver la terrasse de meudon avec ses pelouses très vertes, constellées de petites marguerites, ponctuées de bandes de jonquilles, le blanc, le jaune, le vert – le plaisir toujours renouvelé de pouvoir travailler ses photos, équilibrer les couleurs, les parties sombres et les parties claires, oh, à peine, pas de retouche invasive et dénaturante, non s’approcher de ce qu’on aura vu -
Du carnet
« Une première esquisse des carnets qui seront, toute sa vie durant, la trame continue de son œuvre, son réservoir. » (Christian Travaux à propos de Paul de Roux, que j’aime tant aussi).
En sauver l’ombre
« Un insecte qui vient sauter sur la page où l’on écrit, et que l’on note tout aussitôt (p.79) pour en sauvegarder la trace, la merveille, le bref miracle. En sauver l’ombre. » (ibid.)
Sauver l’ombre
En sauver l’ombre, magnifique formulation à laquelle je repense en préparant la publication d’un passionnant essai de Vincent Wahl dans Poezibao. Je m’interroge au demeurant sur le fait qu’un tel texte arrive chez Poezibao, qui est fier de l’accueillir, me posant cette question : quelles autres terres d’accueil pour ce type d’essai ? Au stade de ma réflexion, il n’y en a pas. Et Poezibao est si petit, eu égard à ce dont il est question ici.
Extrait : « La question de la désinhibition revient souvent. Il s’agit de ce qui permet de s’accoutumer progressivement à, normaliser, ce qui auparavant, eût paru intolérable. Ses instruments : le lobbying, les coups de force technique, la récupération de la critique, les simulacres de prise en compte, etc. Il est proposé de les repérer dans le passé, afin de pouvoir en faire une lecture dynamique. D’éviter les récits grandioses et impuissants sur la modernité, l’accusation récurrente des monstres sacrés (intelligence humaine dévoyée, démographie, posture judéo-chrétienne de domination de la nature, modernité aveugle et dominatrice). La petitesse des process de désinhibition, estiment les auteurs, nous rappelle que la modernité n’est pas ce mouvement majestueux, inexorable et spirituel dont nous parlent les philosophes. On peut au contraire la penser comme une somme de petits coups de force, de situations imposées, d’exceptions normalisées. On retrouve l’appel au récit collectif, multiplié, à la mémoire partagée, à la réappropriation de l’histoire. Lesquels de ces récits nous permettront-ils de continuer à vivre, au-delà du point de non-retour ? Le livre cite ici Jeanine Salesse : Quelles paroles faut-il semer, pour que les jardins du monde redeviennent fertiles ? Les enjeux de mémoire et de la parole retrouvées sont donc à la base de l’Événement Anthropocène, qui cite aussi René Char et Henri Michaux. Logiquement donc, c’est un poème, une épopée, composée par Laurent Grisel, qui relèvera le défi. » (lire tout l’essai)
→ Concernant la désinhibition, on craint que ce qui nous travaille au plus profond, aujourd’hui, de cette guerre en Europe, quitte petit à petit le devant de la scène médiatique, que nous risquions d’élever notre seuil de tolérance, alors qu’il faudrait le baisser. Nous n’irons sans doute jamais à Marioupol.
Trajectoire (De l’épopée)
Je cite encore ici Vincent Wahl rendant compte, magnifiquement, d’un livre de Laurent Grisel : « Pour Italo Calvino, les épopées d’aujourd’hui sont des récits qui confrontent l’homme pris dans l’Histoire à une nature immuable. Mais immuable, la nature ne l’est plus : l’Événement anthropocène nous rappelle que l’humanité est désormais une force géologique, capable d’agir sur elle. Dans son poème, Grisel nous fait vivre en accéléré cette évolution, et son aboutissement possible : une Terre rejoignant la trajectoire thermique de Vénus, aboutissant à 446 voire 482 degrés Celsius de température de surface. Après le Permien, il était moins une. L’apparition en 10 000 ans d’un véritable enfer, la quasi-disparition de la vie. Un brusque changement d’échelle de temps, un saut dans l’inconnu, que nos trajectoires actuelles nous feraient atteindre en une centaine d’années seulement. Entre Permien et Crétacé, seul le stockage massif de gaz carbonique dans la craie a évité à la Terre la catastrophe. Mais aujourd’hui, les mers sont acides : cela ne fonctionnera plus. Le poème met en scène de curieux personnages : l’effet de serre et ses gaz, des terres assombries par la fonte des glaces, responsables de l’albedo flip, des lacs sous-glaciaires inter- connectés, accélérant la glisse des glaciers vers l’océan. De même, le dialogue rompu entre les arbres et les nuages du Kilimandjaro, le méthane asphyxiant, inflammable et destructeur. Le cyclone, agent actif, s’il en est ! Mais le poème nous en donne malicieusement la recette, comme une invitation à en déclencher un nous-même, et le voici battu devant nos yeux comme un sabayon dans sa jatte. Le charbon, capable de brûler sournoisement, pendant des millénaires ; les déserts qui s’étendent. Ces différents protagonistes, comme d’ailleurs aussi la répression et la lutte, se développent au sein de boucles de rétroaction que le poème nous fait comprendre avec une simplicité, voire un culot, étourdissants, et ce sont tous ces personnages, ces tourbillons, cette polyphonie qui font l’épopée. » (ibid)
Une parole créatrice
« L’amnésie est renforcée par l’effet cumulé des désastres, de la puissance industrielle ou militaire au service de la destruction. On s’habitue, on se résigne, la sensibilité s’émousse, les sociétés se désinhibent. Le concept de désinhibition est pour moi un des enseignements majeurs de ces lectures. Face à tout cela, la parole créatrice, partagée, polyphonique. À côté de la déploration, ou de l’indignation, vite métabolisées en lassitude et sentiment d’impuissance, nous avons besoin de paroles et de récits qui nous permettront de vivre tout près, voire au-delà, du point de non-retour, pour comprendre, pour retrouver notre dignité. Certes, le thème de la parole partagée est aujourd’hui fréquent. À nous de trouver les moyens d’aller au-delà de la simple incantation, pour restaurer la voix collective de la littérature, comme dit Amitav Ghosh, qui poursuit ainsi : J’ai voulu essayer de revenir à des pratiques collectives anciennes en imaginant un texte qui n’est pas destiné à être lu en silence mais à voix haute et en groupe. On est très proche de la manière dont Laurent Grisel conçoit la poésie. » (ibid.)
De l’utopie (en pensant à Brice Bonfanti)
« Alors oui, sans doute, voudrons nous des utopies, comme l’expression et l’outil d’un optimisme de la volonté. L’optimisme, disait Bonhoeffer, en tant que volonté d’avenir, même s’il se trompe cent fois (…) est la santé vitale qu’il faut préserver de toute contagion. Au sein de la polyphonie évoquée plus haut, l’utopie est une des modulations nécessaires. » (ibid.)
Le décalage prométhéen
Bel article de Fabien Ribéry en son blog sur deux lettres que Günther Anders écrivit au pilote américain Francis Gary Powers, pilote américain arrêté en mission clandestine en URSS en 1960.
« Aux yeux d’Anders, écrit en préface son traducteur Benoît Reverte, Powers représente une figure exemplaire de la condition de l’homme contemporain telle qu’il l’a théorisée sous l’expression ‘décalage prométhéen’. Le développement des systèmes techniques a connu une réussite si fantastique que l’homme qui utilise des instruments aux effets démesurés n’est plus capable de se représenter, ni d’éprouver, ni d’imaginer, même après coup, les conséquences de ce qu’il a déclenché. Écrivant sa lettre à Powers le 6 août 1960, Anders se souvient bien entendu de la date anniversaire de la catastrophe d’Hiroshima, quinze ans plus tôt, évoquant un événement tellement immense que celui-ci ne peut cesser d’avoir lieu, encore et encore, à chaque instant.
‘Car il y a une règle, écrit-il magnifiquement, selon laquelle les événements qui n’ont pas été assimilés sont condamnés à rester présents, une façon de punir, pour ainsi dire, cette omission ; ils ne sont pas autorisés à appartenir au passé.’ »
Et un peu plus loin : « La menace actuelle ne provient pas de la tension entre deux parties du monde, l’une totalitaire, l’autre libre, mais bien plus en ce que ces deux hémisphères (aux passés, bien sûr, très différents, ce qui, à bien des égards, continue à creuser un gouffre abyssal entre elles) cherchent à s’acquitter en même temps et de la même manière de la mission totalitaire de la technique. » (Article de Fabien Ribery sur le livre : Günther Anders, Le Rêve des machines, traduit de l’allemand, de l’anglais et présenté par Benoît Reverte, éditions Allia, 2022)
Nouvelle expérience de lecture
Or voici qu’hier soir j’ai de nouveau été confrontée à cette expérience qui me trouble. Après un premier soir de lecture enthousiaste d’un livre, il m’arrive souvent d’attendre avec joie le moment de le retrouver le lendemain soir et de ne plus du tout, alors, retrouver le bonheur de ma lecture. Question taraudante : cela vient-il de moi, cela vient-il du livre ? Comme c’est relativement répétitif, je me dis que ça vient de moi mais une voix gentille me murmure que parfois les auteurs travaillent beaucoup le début de leur livre, que par ailleurs il y a un effet du surprise et que s’enfonçant dans la lecture, on devient peut-être plus sensible à des manques, à des baisses d’intensité.
Mais hier soir, deux livres furent concernés et c’est aussi bien dans Notes de Hohl que dans A mon tour d’Hubert Lucot que j’ai peiné à entrer. Hohl, c’est une nouvelle partie, intitulée « Varia » et qui est un peu fourre-tout et où j’ai tout de même noté beaucoup de très belles choses. Lucot, je pense qu’il s’agit plutôt d’une question d’humeur, la baisse d’intensité est plus dans ma lecture que dans son livre. Même si je pense que tout le développement autour de sa maladie, du diagnostic est plus factuel, moins grisant que ce que j’appelais hier les fondus enchainés qui naissent de ses promenades rêveuses et de ses déambulations fabuleuses dans Paris, à bord de bus et de tramways, ponctuées de pause dans des bistrots pour son soda avec quatre glaçons ou divers restaurants assidument fréquentés. Je note aussi qu’il me convainc moins quand il parle des faits d’actualité, même s’il s’agit en l’occurrence des plus dramatiques, vrais faits d’histoire en fait (novembre 2015). Mais souvent, pour moi, la relation de ces drames contemporains, vécus quasi en direct, relaté dans le contemporain de l’émotion vient altérer le texte, d’une manière que je ne sais pas définir. Et c’est encore plus flagrant quand se creuse le temps et que les faits relatés s’éloignent dans le temps. Il n’est pas question de cela ici car ces évènements sont encore si proches. Si brûlants.
Universel, vraiment ?
Une des plus grandes leçons pour moi (il serait temps à mon âge) de la guerre en cours c’est que j’ai tort de penser les choses uniquement à partir de moi-même et du système de valeurs dans lequel je baigne, celui des démocraties occidentales dominées par une éducation judéo-chrétienne. Il existe tant d’autres façons de penser, y compris sur les sujets les plus graves, sur l’homme, sur sa place dans le monde. Tant d’autres façons de vivre, ou si souvent de subir la vie. Cela ne veut pas dire que je doive renoncer à mes valeurs, mais que je dois me rendre capable d’imaginer ce que peut penser l’autre. Et il n’est rien de plus difficile. Peut-être que les livres nous donnent un peu accès à cela, ce qui anime un autre qui n’est pas moi. Et ce serait la raison pour laquelle lire est peut-être une des plus grande expériences d’ouverture d’esprit, mais aussi de cœur, voire d’âme que l’on puisse faire.
Poésie et résistance
Je dialogue depuis plusieurs années avec Eric Eliès... qui n’est pas poète, mais marin et militaire (officier de marine). Il m’a notamment proposé plusieurs belles contributions sur les livres de Marcel Migozzi. Il adresse à Poezibao un grand article intitulé « Voix et vigie, la poésie dans un monde en guerre », que je viens de publier. Il écrit : « Il y a un paradoxe au cœur du mal-être de la société contemporaine, car le ‘Je’ citoyen, que Rousseau voulait libérer de la tyrannie des rois, est voué, dans les régimes autocratiques évidemment mais même en démocratie, à s’anéantir dans le ‘Nous’ auquel la poésie fait résistance en démontrant l’évidence de la singularité de toute voix. La poésie, en refusant de se couler dans le moule d’une volonté générale qui délégitime les voix solitaires est, nécessairement, politique et résistante… »
Le mot amer
Je lis dans ce même article d’Éric Eliès, ces mots : « phare, amer », que je mets en contact avec Cynthia Fleury, en son Ci-gît l’amer, qu’elle décline en l’amer, la mère, la mer.
« Un amer est un point de repère fixe et identifiable sans ambiguïté utilisé pour la navigation maritime. » Délices de l’étymologie : « Le terme amer est passé de manière récente dans le français standard (attesté seulement à partir de 1683) et est un emprunt au normand ou au picard amer, amet, lui-même de l'ancien normand (attesté en 1119) merc (féminin merque) ou moins probablement de l'ancien picard marc / merc ‘borne, limite’ (féminin marque), dont l'origine est le scandinave merki pour le normand ou le vieux bas francique*mark ‘borne, limite’(cf. marche au sens de ‘frontière’) pour le normand et pour le picard, avec pour ce dernier peut-être une forme intermédiaire néerlandaise merk. (...) Ce repère visuel identifiable sans ambiguïté est utilisable pour prendre des relèvements optiques (au compas de relèvement), ou pour naviguer sur un alignement. Un phare, un château d'eau, un clocher, un pignon ou un arbre remarquables peuvent constituer des amers. » (source)
Grothendieck
Une lectrice du Flotoir m’envoie par mail un bref article sur Grothendieck paru dans la revue La Décroissance, d’avril 2022.
« Le 27 janvier 1972, Alexandre Grothendieck est invite au Centre européen de recherches nucléaires (CERN). Le grand mathématicien, qui consacre désormais l'essentiel de son temps à militer pour le mouvement Survivre qu'il a fondé en juillet 1970, remet radicalement en cause le rôle de la science dans la course à la puissance militaire et industrielle, qui détruit nos conditions d'existence : ‘dans la mesure où par "science" on entend l'activité scientifique telle qu'elle est exercée actuellement, je suis arrivé à la conclusion que, par beaucoup d'aspects, c'est une des principales forces négatives à l'œuvre dans la société actuelle’, assène-t-il. (...) Grothendieck interpelle les chercheurs et techniciens sur leur responsabilité. Allons-nous continuer la recherche scientifique ? Lui a tranché, ayant démissionné de l'Institut des hautes études scientifiques quand il a appris que celui-ci était en partie financé par des fonds militaires. Le changement de civilisation qu'il défend ne passe pas par un supplément de connaissances scientifiques ou d'innovations techniques, ni par une révolution qui ferait régner une nouvelle technocratie, mais par une transformation des relations humaines. »
Séparation, aller de la mère à la mer
en suivant sans doute quelques amers !
Je poursuis ma très féconde lecture du livre de Cynthia Fleury, Ci-git l’amer. On entre dans le vif du sujet du collectif, de l’histoire, avec la deuxième partie : « Fascisme, aux sources du ressentiment collectif ». « Quitter la fantasmatique de l’unité originelle, du sein pour toujours protecteur et aimant, dépasser cet éternel désir de vouloir être protégé sont des actions nécessaires pour dépasser le ressentiment. Nous sommes des séparés, certes liés par la sublimation et le travail, mais des séparés tout de même, seuls, et non protégés. La vocation humaine est inséparable de la séparation d’avec la mère (ou du père), autrement dit d’avec l’océanique protection et réparation. Il faudra se réparer seuls, certes grâce à autrui aussi, grâce au monde, grâce à la création que nous inventons confrontés au Réel de celui-ci, certes, mais seuls. Il faudra aller de la mère à la mer. » (117)
Adorno
Cette fois Cynthia Fleury va beaucoup réfléchir avec Adorno, à partir de lui. Dont elle dit qu’il est un penseur clé pour se saisir du problème du ressentiment, dans son processus individuel et collectif, et comment y résister. « Adorno lui-même s’est extrait ; le gouffre, il l’a vu, l’a perçu si proche de tout homme, et dans sa lassitude, dans sa difficulté de traverser l’exil, cela aurait pu avoir sa peau. L’œuvre d’Adorno s’est échappée, ses Réflexions sur la vie mutilée ont préféré l’Ouvert au sens rilkéen ; cela pourrait être aussi l’autre nom de la Dialectique négative, soit cette forme de pensée, propre à Adorno, qui tente de faire quelque chose du négatif, sans le transformer comme par magie en positivité, sans céder au nihilisme, une voie qui s’érige à l’aune du vertige, une voie qui peut donner le vertige, mais qui préfère se résoudre à cela plutôt qu’inventer un système où tout trouve sa place, sa résolution, même fausses, nécessairement fausses. Fragilité du vrai, peut-il encore écrire, pour s’éloigner de toute idée de synthèse hégélienne ; il lui préfère l’idée d’une théorie musicienne, capable de composition et d’improvisation. » (119-120)
La dialectique négative
Superbe décryptage de Cynthia Fleury, sur laquelle on peut tenter de s’appuyer en des temps où le sens semble disparaître, partout : « c’est ainsi qu’il faut comprendre la dialectique négative, celle qui ne peut justifier ce qui s’est passé, qui peut simplement y faire face et produire chez ceux qui restent assez de conscience et de vigilance pour tenir et lutter contre l’horreur qui s’est jouée. On comprend d’ailleurs que face à l’horreur, qu’elle ait eu lieu ou qu’elle menace d’avoir lieu, le résultat est presque le même : cela irradie, par-delà l’instant passé et en amont de l’instant futur ; l’horreur fuit de toutes parts, comme une mauvaise eau, qui s’infiltre, mais aussi comme une déflagration. Le point terrible de l’horreur, c’est qu’elle existe. Le doute s’arrête face à la positivité de l’horreur. Il n’y a pas de doute, c’est bien là, irrémédiablement là. Et pourtant rien n’est compris, rien ne fait sens. Ou si cela fait sens, le chercher enracine notre désespoir, du moins le risque est grand de s’enraciner dans lui. L’horreur gagne, elle gagne toujours plus de terrain qu’on ne le pense ; tel est sans doute l’horizon sur lequel se déploie la dialectique négative, face à cette potentialité néfaste, il faut un autre Ouvert, celui qui ne s’illusionne pas mais qui sait transformer la négativité. » (120-121)
Minima moralia
Minima moralia, titre d’un très important livre d’Adorno. Livre qui est à portée de main, chez moi, depuis longtemps. « Les autres basculant dans ce mouvement collectif de détestation, il faut pouvoir résister et trouver en soi quelques ressources. Il faut inventer cette minima moralia, morale de fragments – bien loin de l’illusoire magna moralia, la pleine et non trouée –, qui comporte des éventrements, des gouffres, des impasses, flux et reflux et, par le minuscule, tenter l’océan, tenter l’eau, l’air, le large, ailleurs, autrui encore en vie, soi encore digne. » (124)
Fragments moraux, fragments stellaires, dit C. Fleury qui montre qu’Adorno aurait pu succomber au ressentiment « lui qui faisait l’expérience d’un manque de reconnaissance, d’une humiliation permanente, d’une absence de refuge, d’une mise en concurrence exacerbée. » (126) : « Aux oubliettes ! – Comme on sait, les antécédents dans la vie d’un émigrant sont annulés » (cité p. 127). « Adorno n’a pas eu cette chance de pouvoir éviter l’obstacle. Minima Moralia est tout entier voué à décrire les affres de l’ ‘intellectuel en émigration’ ; il représente ce ‘triste savoir’ qu’Adorno nous adresse, ce témoignage d’un ‘dialogue intérieur’, sans doute ce qui lui a permis de ne pas succomber à la pulsion de ressentiment ; le savoir est triste mais il demeure dialectique, intérieur, il ne refuse pas cette intériorité, bien au contraire. La vie d’Adorno est passée au crible dans Minima Moralia, elle y acquiert une forme de dignité nouvelle, sublimée, elle, et non réifiée, ouvrant à autre chose que soi, au lieu de jouir de sa mutilation et d’entreprendre le chemin d’une victime devenant bourreau. » (127-128)
Plus loin Cynthia Fleury parle à propos d’Adorno encore d’une écriture plus constellaire, composée de fragments et d’aphorismes, comme autant d’étoiles ou de petits riens, cailloux ou pépites, c’est selon. » Car précisément, il ne s’agit pas d’éléments totalement isolés, sans aucune lien : « La ‘constellation’, c’est chez Adorno ce que la dialectique négative tente de penser, tout en cherchant à produire un outil méthodologique assez indissociable de celle-ci :’ Percevoir la constellation dans laquelle se trouve la chose signifie pour ainsi dire déchiffrer l’histoire que le singulier porte en lui en tant qu’advenu. […] La connaissance de l’objet dans sa constellation est celle du processus qu’il accumule en lui.’ » (141)
Calmer la pulsion mortifère
Empruntant cette fois à Nathalie Heinich (et à travers cette dernière à Norbert Elias), on a le sentiment que Cynthia Fleury parle d’elle-même et du projet de Ci-git l’amer quand elle note : « Choisir la sociologie, la connaissance, la raison, le déploiement de l’analyse, l’affrontement des contradictions humaines, le décryptage de ses pulsions, faire cette analyse-là protège du débordement ressentimiste. » (135). Peut-être pas se guérir du ressentiment, mais en tous cas l’explorer sous toutes les coutures et sans concessions.
Et la méthode, pas évidente du tout : « Il faut donc viser l’acte de compréhension, au sens de ‘prendre avec’, mais aussi de se prendre avec, d’être une des parties prenantes, non pour annuler le phénomène de distance axiologique, mais pour ne pas s’illusionner, ni sur son surplomb ni sur son exclusion ; être dans ça, dans ce chaos, cette histoire-là, dans ce présent-là, non pour y trouver sa place comme un rentier pourrait vouloir le faire, mais pour y être, et expérimenter ce réel-là, y comprendre quelque chose, déplier ce monde, déplier ce ‘vaste’, d’une certaine manière, tout pour contrer le déploiement inverse, celui d’un repli intellectuel et moral, celui du ressentiment. Une tension s’engage : d’un côté le déploiement, de l’autre le débordement ; d’un côté l’amplitude, de l’autre la fermeture ; toujours veiller à travailler l’Ouvert, à attraper ce qui peut nous permettre de calmer la pulsion mortifère. » (140)
La question de la poésie après Auschwitz
« [Adorno] est l’écrivain qui affirmera la poésie impossible après Auschwitz, lui dont l’écriture n’est nullement étrangère à la poésie. Mais ce qu’il cherche à dire, c’est que toute écriture sera dès lors grosse de ce grondement terrible et que l’entrée dans la poésie est chute. Principe par ailleurs qu’il va poser au cœur de son écriture, l’impossibilité d’un habitat pour l’auteur lui-même. C’est en se traquant, en se poussant à disparaître, que l’écriture adornienne se sépare d’Adorno et devient potentiellement un lieu possible pour la constellation universelle. Tout écrivain le sait. L’œuvre s’ouvre. Si l’écrivain s’est, au départ du processus de création littéraire, comme installé dans son écriture, ‘comme chez lui’, il s’obligera à quitter les lieux, et à ne pas s’apitoyer sur soi-même. » C’est dit C. Fleury, l’âme qui fait l’effort de la traversée du ressentiment » (143-144)
La littérature est une protestation
« L’art et avec lui la poésie sont bien plutôt pour Adorno des refuges au sein desquels l’opposition entre individu et société peut parvenir à s’exprimer, cette fissure entre la destination de l’homme et ce […] que l’organisation du monde a fait de lui. […] La conviction fondamentale d’Adorno, à savoir que la littérature est une protestation contre un état social que chaque individu éprouve comme hostile, étranger, froid, étouffant, et que les conditions historiques se gravent négativement dans les représentations esthétiques. » (Citation de Stefan Müller-Doohm in Adorno. Une biographie, Gallimard, 2004, p. 145)
Le fascisme, comme peste émotionnelle
Titre impressionnant du chapitre 6 de cette deuxième partie. Ici Cynthia Fleury va s’appuyer longuement sur Theodor Reich et son Psychologie de masse du fascisme de 1933. On comprend grâce à lui, dit-elle, comment, « petit à petit, de façon latente et irrémédiable, des individus se constituent en un corps dont les parties ne sont reliées entre elles que par le ressentiment. » (150)
« Hitler, rappelle Reich, a souvent répété en effet qu’il est inutile d’aborder la masse avec des arguments, des raisonnements logiques et surtout scientifiques, qu’il fallait au contraire laisser de côté les preuves, l’érudition et préférer l’usage des symboles, notamment sexuels, et des croyances raciales, précisément binaires, renvoyant à un idéal de pureté. » (154)
On peut encore enfoncer le clou, avec l’auteur : « Aucun chef ne peut mener des hommes libres ; n’importe qui peut mener des hommes asservis. La sentence semble binaire, trop simple ; elle n’est pourtant pas si erronée. Et Reich la définit encore, assez simplement, mais d’une formule magistrale : ‘L’homme a renoncé à se comprendre lui-même.’ Un vrai plaidoyer pour l’analyse, qu’elle soit psychanalytique, philosophique, ou autre. Renoncer à se comprendre soi-même, cela évoque le renoncement à la faculté de juger et de penser par soi-même, qui est l’obstacle majeur de l’avènement des Lumières. » (161).
Le fameux travail, que j’invoque si souvent, c’est aussi cela, l’analyse dans ses différents aspects. Comme l’a fait, si profondément, si intensément, Grothendieck à propos du comportement de tout un milieu, pour se comprendre lui-même avant tout.
Cette terrible mise en garde
« Si l’individu renonce à retrouver son énergie vitale originelle, à faire sujet, à résister à la tentation infantile du patriarcat, et substitue à la satisfaction réelle une satisfaction fantasmée, voire mystique et punitive pour celui qui tente l’aventure de l’émancipation, si l’individu cède à son angoisse de néant, alors il finit par ‘héberger le fascisme dans son propre Moi’, lequel très logiquement se tournera, dans sa version plus collective, vers un fascisme politique, incarné par un leader faussement charismatique, lui permettant de vivre au rabais son idéal de toute-puissance refoulé. » (173)
Narcissisme primaire et secondaire
Dans une note, Cynthia Fleury précise : « L’analyse du phénomène du ressentiment nous montre bien la complexité à laquelle l’individu est confronté : la (re)narcissisation est nécessaire au sujet pour qu’il ne vacille pas dans le ressentiment, c’est ce qu’André Green a notamment dénommé le ‘narcissisme primaire’, absolument nécessaire au sujet, qui renvoie à une forme douce de confiance en soi, du moins d’un sentiment de stabilité face à son propre chaos interne. En revanche, le narcissisme exacerbé, sans conscience de soi, est délétère, et peut s’allier de façon extrêmement productive avec le ressentiment victimaire. » (174)
Agaçantes généralisations (alias moulin à poivres)
Ces généralisations qui visent à m’englober alors que je ne suis pas là. Exemple ! Ce soir toute la France vibrera avec l’équipe de France ; Les Français pleurent toujours Johnny Halliday : c’est une double imprécision, de conception et de langage. Il faudrait prendre la peine d’écrire ‘une majorité de Français’ (si c’est le cas), plus justement peut-être, ‘nombreux seront les Français à’, ‘75% des Français aiment’... Non, raccourci faussant la pensée et signe de paresse conceptuelle et d’énonciation. Lit des fausses nouvelles, voire des manipulations – – Les rééditions (vive les rééditions souvent si nécessaires !) masquées, plus ou moins, plusieurs cas ces derniers temps : au détriment possible de ceux qui achètent les livres (je ne parle donc pas de moi), qui ont des moyens limités et qui s’aperçoivent trop tard qu’ils ont déjà (lu) le livre en question – Cedric Villani et Etienne Klein qui assènent dans une émission consacrée à Grothendieck que personne n’a lu les 2000 pages de Récoltes et Semailles, de quel droit cette assertion ? J’ai lu les 2000 pages en sautant certes les pages de mathématiques, qui sont loin d’être majoritaires (Villani a dit lui-même qu’il ne les comprenait pas).
Du récit médical
Tant de livres me passent entre les mains que parfois je peux distinguer des courants dominants ! J’en évoquerai trois, très présents actuellement, en tous cas dans les livres de poésie : la nature (arbres, oiseaux, eau) ; la mort des parents ; et ce que j’appelle faute de mieux le récit médical que je trouve en poésie (les 5000 derniers poèmes de Pirotte par exemple) mais aussi dans des livres de prose, journaux, récits, etc. Je pense à 2 livres + 1, je pense à Philippe Lançon écrivant Le Lambeau, à toute la fin, saisissante, d’Anéantir de Michel Houellebecq, avec le cancer de son héros, Paul ; et +1, voici Hubert Lucot dans A mon tour. Oui à son tour d’être atteint par le cancer, qui a emporté la compagne infiniment aimée de toute sa vie, dite A.M. dans ses récits. Celui qui aura lu ces trois ouvrages en connaîtra un rayon sur les examens médicaux et tous les outils de diagnostic d’une part et sur la complexe et hétérogène relation soignants/soignés d’autre part. Il aura même fait la connaissance de quelques grandes figures du soin (je viens de voir une pneumologue, la Pr Revel que H/L cite dans son livre !). Je pense aussi au superbe portrait de Chloé Bertolus, sa chirurgienne que brosse Philippe Lançon dans le récit de la lente reconquête de son visage détruit lors de l’attentat de Charlie Hebdo – je pense au refus de Paul, le héros de Houellebecq, d’aller au-delà de certains soins, qui le priveraient notamment de sa langue (la langue de chair, celle qu’il a dans la bouche, atteinte par un cancer de la mâchoire) ; je pense à tous les examens qui émaillent le parcours d’Hubert Lucot depuis la révélation, soigneusement horodatée, de taches blanches sur le poumon, jusqu’au diagnostic définitif, « il y a une tumeur », « elle est curative » (ce qu’elle ne sera pas puisqu’Hubert Lucot est mort deux ans plus tard, en janvier 2017).
Ce qui frappe dans le cas de Philippe Lançon et d’Hubert Lucot, c’est leur extraordinaire capacité à enregistrer ce qu’ils vivent en temps réel, au plus fort de l’épreuve (et dieu sait ce qu’ils ont à affronter, je ne veux pas écrire subir, parce que précisément sans doute ils ne subissent pas). Chez Hubert Lucot, il s’agit en quelque sorte de respecter sa routine de travail, son vivre/écrire. Avec des paragraphes qui commencent par une date, une heure, traversent toute une série de moments, parfois de jours, et se terminent comme une boucle par la mention de la date initiale et la reprise de la première phrase de ce passage. C’est saisissant.
Quarks
« Il faut attendre la scintigraphie, dans vingt-deux jours, plus fine que les deux scanners, nous nous enfonçons toujours plus dans le grain de la matière vivante et de l’Univers, quel message stellaire (scintillant) m’adresseront sur moi-même quelques-uns de mes quarks nés il y a 15 milliards d’années ? » (66)
Du rêve
Expérience si souvent vécue, relatée ici par H.L.. Rattraper un rêve, ou des bribes de rêve, cela demande toute une stratégie : « Le rêve s’effaça vite, puis lentement, inexorablement malgré mes efforts de rattrapage, un fond demeure. » (73). Oui, c’est souvent cela qui demeure, un fond, une atmosphère, une sensation, une couleur, un bout de phrase, ce que parfois Lucot appelle hallucimot, hallucimage. Néologismes pas très satisfaisants, mais qui sont des outils utiles.
De l’art lucotien !
« Comme le 93 et moi traversons l’île de Puteaux vers Suresnes, les péniches blanches de soleil sur mon fleuve, ombre liquide, forment une ligne visant l’infini champêtre » (76). Cette phrase est un peu comme les fleurs japonaises, on distingue d’abord une petite structure autonome fermée et c’est en la recopiant (la mettant dans l’eau du Flotoir !) que je la vois se déplier, dans toutes ses dimensions et dieu sait s’il y en a. C’est un peu magique ! Et atteste d’une virtuosité dans l’usage de la ponctuation (Extrême vigilance requise, plus que jamais, quand on recopie !).
Et tellement émouvant, cet autre trajet temporel cette fois, dans le spatial : « J’accomplis une délicieuse spirale dans le parc Montsouris, trois autobus successifs me ramènent chez moi, ‘chez nous’, Rue des Tournelles, au 42, je nous retrouve dans la cuisine minuscule (...) » (77). Surgissement discret du fantôme d’A.M., notation tellement juste de cette façon qu’ont nos proches disparus de faire irruption dans l’espace où nous les avons connus, où nous avons vécu avec eux. Ma douleur, récemment, à voir de l’autre côté du palier de la cour, l’appartement de M. sur-éclairé, entièrement refait, et ce petit porte-manteaux avec des vêtements inconnus !
Elles peuvent être très amusantes les annotations de Lucot, mais le plus souvent sur un mode tendre bien plus que méchant : « Survient une quinquagénaire toute en bleu des chaussures rouges à la toque. »
Beaucoup de références à l’actualité, très brûlante, de cette fin d’année 2015. Je dois avouer une gêne technique. Difficile à définir, mais comme si ces références changeaient la nature du texte et la nature de l’expérience littéraire. Je peux tenter une comparaison culinaire, ce serait un peu comme des grumeaux dans une sauce. Quelque chose qui ne s’incorpore pas bien. Et j’ai la crainte obscure que ces relations précises nuisent à la tenue du texte dans le temps. Les expériences hospitalières de Lucot, non, au contraire ; l’écho de l’actualité, peut-être parce que cela n’est pas vécu directement par l’écrivain. Il est déjà décalé, l’expérience est émotive, mais elle ne concerne pas son corps, or c’est ce que vit son corps qui semble être la substance de son écriture. Hypothèse.
Du travail
Pour Lucot, le travail est essentiel, témoin cette phrase : « Au chaud, je me repose d’une nuit et d’un lever frustrants (je n’ai pu commencer la journée avec moi = en travaillant ». (118)
Plus loin, H.L. (lui-même use beaucoup de ses initiales pour parler de lui, H.L. ou Hubert, ou H.) décrit un déjeuner avec Paul (très vraisemblablement son éditeur, le tant regretté Paul Otchakovsky-Laurens : « Dans un luxueux restaurant après attentat : vide, Paul me parle en critique profond de La Conscience ; je note à 13h33 (H. ‘excusez-moi, je note ») sa formule spontanée : ‘Le monde extérieur entre dans votre intérieur en perpétuel mouvement. ». (136). D’où sans doute ces effets de fondus enchaînés, de glissements de terrain et de temps dont j’ai déjà parlé.
Traiter
Après toutes les annotations sur le parcours médical, juxtaposés avec les trajets dans Paris et les pauses restaurant ou café, s’ouvre la deuxième partie du livre, « Traiter ». Le diagnostic : « Il y a une tumeur », puis « Elle est curative ». H.L. : « Je regarde ma montre pour horodater à jamais l’instant : 17 décembre 2015, 15h11. » (155).
Il y aura des interruptions de l’écriture, des hospitalisations, des chimiothérapies, des retours à l’appartement, des chutes, des perfusions, etc. Parfois l’écriture est impossible et puis : « ce vendredi 8 janvier a marqué ma renaissance à l’écriture. La nuit est tombée depuis longtemps, j’ai ressuscité un vécu qui dans quelques jours auraient disparu. » (179).
Arc électrique
C’est une image que Lucot emploie parfois, je l’ai vue deux fois dans le livre, pour signifier un court-circuit, fort, lumineux, voire brûlant, qui s’établit entre deux faits (et quand on parle arc électrique, je pense invariablement à l’accident de l’usine AZF, à Toulouse, en 2001, car j’avais très bien visualisé un phénomène de ce type évoqué dans certaines enquêtes). Ici il ne parle pas d’arc électrique mais procède à ce raccourci saisissant : « En 1950, j’ai craqué une allumette pour fumer une Gauloise ; des décennies après, le feu jaillit ici et là, me menaçant d’un incendie général ». (180)
→ Décidément, d’une manière au fond fondamentalement proustienne, l’art d’Hubert Lucot est un art de mémoire temporelle et spatiale, comme un réseau de connexions où soudain fuse le courant d’un pôle à l’autre. D’hier à aujourd’hui, de là-bas à ici, de l’enfance au présent présent et ainsi de suite. « Pas encore attaché par la perfusion, j’accomplis u voyage dans le voyage qu’est mon séjour hospitalier : le chalet cafétéria sent bon la province – proche le lac d’Annecy – ou l’Europe de l’Est communiste : extrême lenteur des serveurs décomposant leurs gestes. » (194).
Les trajets
Les déplacements ne sont pas qu’intérieurs, il y a une constante du « trajet » chez Lucot. Quand ce ne sont pas ces trajets parisiens, via autobus et tramways (il semble ne jamais prendre le métro, ni de taxi même quand il est bien mal en point), ce sont des trajets dans l’hôpital. Même si mon expérience est très limitée et pas du tout tragique, je reconnais ces balades sur un brancard poussé à tout allure par un brancardier ronchon ou jovial, avec vue imprenable sur le plafond de couloirs sans fin, parcourus d’énormes conduites.. Lucot décrit cela en détail, à plusieurs reprises, l’articulant avec toutes sortes de sensations et d’associations. Et je ne sais pourquoi, tout cela me fait penser à son Grand Graphe (1970), vu dans une exposition de l’IMEC, à St Germain-la-Blanche-Herbe, il y a quelques années. Un art des trajets, du relié reliant. Carte herméneutique aussi.