Un poème de la pensée
Une rencontre avec Henri Meschonnic
Malgré le temps bien peu amène, une quarantaine de
personnes se pressaient au milieu des rayonnages de la librairie Tschann pour entendre
ce dimanche 3 décembre Henri Meschonnic raconter sa rencontre sensible et
intellectuelle avec la Dame d’Auxerre.
Introduit par Muriel Bonicel, responsable très
active du rayon poésie de la libraire (parmi d’autres), il était présenté par
Jean-Yves Masson. Sujet du jour donc, non pas la poésie (encore que… !)
mais la question de notre perception de l’œuvre d’art et des biais de cette
perception.
Un livre
d’un genre nouveau
Auteur de 13 recueils de poésie depuis 1972,
théoricien de la poésie, critique du rythme, linguiste, grand lecteur de
Mallarmé, Hugo, Apollinaire, Mandelstam, etc. Henri Meschonnic* parle une
douzaine de langues et s’est lancé dans la traduction de la Bible. Dans le
contexte de cette œuvre, il signe avec Le
Nom de notre ignorance, la Dame d’Auxerre, un livre d’un genre nouveau (si l’on excepte
un entretien avec Pierre Soulages publié en 2000) : un texte consacré à une
œuvre d’art, une méditation sur la Dame d’Auxerre du musée du Louvre, illustrée
de quatre très belles photos de Michel Chassat.
Rocambolesque histoire que celle de cette statue /
statuette. Datée avec une grande précision du milieu du VIIe siècle
av. J.-C., crétoise, elle va faire l’objet depuis son « invention »
par l’archéologue Maxime Collignon, en 1908 de discours différents, souvent
contradictoires. Je ne m’attarderai pas ici sur l’histoire de cette œuvre mais
plutôt sur le travail critique assez époustouflant (et souvent très amusant) qu’elle
inspire à Henri Meschonnic. Qui comprend très vite à la lecture de ces écrits
contradictoires que « regarder une œuvre d’art, c’est passer à travers les
discours qu’on tient dessus ». Et que la vraie critique consiste à
conduire une réflexion sur ce qu’on ne connaît pas. H. Meschonnic qui manifeste
tout au long de la rencontre un humour
réjouissant précise qu’il se pose en philologos,
précisant qu’il ne veut pas dire philologue mais « traduit en français courant,
emmerdeur, discutailleur ». De cette statue, les savants, dit-il, ne
savent pas quoi faire, alors ils inventent un style dont elles serait la seule
représentante. En regard, l’attitude de H. Meschonnic qui intitule son premier
chapitre « Le nom de notre ignorance ». Car à propos de la Dame, il pointe qu’on ne sait
pas la nommer ni quel statut lui donner « on croit qu’on voit avec les
yeux mais ce qui m’est apparu c’est qu’il n’en est rien car pour cela il faut
arriver à traverser ce que disent les mots ». Réfléchir sur ce que nous
apprennent les discours sur l’œuvre et ensuite s’interroger sur ce « qui
se passe dans la sensibilité devant cette œuvre d’art ». Pour cela, il a
complété la lecture des discours savants par celle des poètes, en particulier
les écrits de Rilke (et son « j’apprends à voir »), reprenant cette
autre phrase de Rilke (à propos de Rodin) « ici des mains s’allongent vers
l’éternité » pour dire qu’on ne peut mieux parler de la Dame d’Auxerre.
La Dame d’Auxerre, ses multiples mystères, le
contraste entre le bas du corps et le buste sensible, la main aux doigts très
longs posée sur les deux seins, un sein légèrement plus haut que l’autre. Quel
est le sens de ce geste ? A partir de ces questions et surtout des
réponses qui leur ont été apportées, Henri Meschonnic se lance dans un
développement sur les notions de sacré, de religieux, de divin, affirmant sa
propre vision du sacré comme la fusion entre l’humain et le cosmique. Revenant
au poème dont il dira « le poème consiste à ne pas savoir ce qu’on fait »,
il postule un sujet de l’art. « Les œuvres sont des formes-sujets »
ou encore « c’est du sujet qu’une œuvre nous donne à reconnaître ».
Chaque œuvre nouvelle transforme notre regard sur les œuvres, elle crée une
éducation du regard. L’œuvre d’art est un acte éthique et politique, elle
transforme le sujet qui la fait et le sujet qui la reçoit.
Impossible de rendre compte ici de la richesse des
propos, les nombreuses digressions ayant toujours étroitement trait au sujet
principal. On apprendra ainsi que H. Meschonnic a lu 65 livres sur Spinoza ou qu’il
ne pense pas beaucoup de bien de l’expression Arts Premiers. On ne peut que
renvoyer au livre si bien édité par Laurence Teper dont Poezibao a déjà signalé deux très belles productions, les Poèmes fluviaux d’Hölderlin et
autour de ce même Hölderlin, le texte de Michèle Desbordes, Dans le Temps qu’il marchait.
La discussion s’est terminée par la lecture donnée
par Henri Meschonnic (magnifique lecteur) du dernier chapitre de Le Nom de notre ignorance, la Dame d’Auxerre.
A mon tour d’en citer pour conclure les tout derniers mots : « Ainsi,
c’est un peu de nous-mêmes que nous voyons, que nous aimons dans cette statue.
Elle nous renvoie notre image dans la mesure justement où elle nous échappe. Et
toute cette réflexion aussi est une offrande à l’inconnu, un geste votif lui
aussi, qui refait en paroles un analogue de ce geste, de cette attitude, de ce
regard. Je n’ai fait que tenter de tourner autour d’elle, de tenter de dire,
avec sa propre part d’inconnu, d’approximations, ce que nous fait l’inachevable
de cette statue, peut-être un poème de la pensée ».
©florence trocmé
Henri
Meschonnic
Le Nom de notre ignorance, la Dame d’Auxerre
Éditions
Laurence Teper, 2006.
isbn :2-916010-11-4, 13
€
Le
nom de notre ignorance
Les
changements du regard
Situer, comparer
Décrire est un mythe
Le linéaire de l’histoire de l’art
Le double fond de l’historicité
Le perceptible et l’imperceptible
Un geste religieux
L’énigme
La sculpture et les métaphores
Voir à travers le langage, montrer ce qu’on ne voit pas
L’absence de nom
Les photos, ©florence trocmé sauf celle de la
statue, ©Michel Chassat
de haut en bas, Henri Meschonnic, la Dame d'Auxerre, H. Meschonnic et Jean-Yves Masson, H. Meschonnic, J;-Y. Masson.
*Henri Meschonnic dans Poezibao :
Note
bio-bibliographique, extrait
1, "Lecture" poétique 2, extrait 2
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